Bunjin
Si les bunjin se reportèrent à la tradition chinoise, ils renouèrent aussi avec la tradition japonaise du fûryû et du wabi, et plus profondément encore avec les valeurs méditatives du shintô et du zen. Ils préconisèrent un type de bouquet sans règles précises, ne cherchant pas à remplir notre espace de vision, mais s'en tenant à un graphisme sobre, quelquefois même discret. Pour le caractériser, le mot le plus convenable est peut-être celui de pureté.
Le bunjin est pur parce que dégagé des normes qui régissent les autres bouquets, exempt aussi des artifices de l'ornementation, pur comme le sont les êtres simples qui n'expriment que l'essentiel.Toutefois, comme chacun sait, la pureté n'est pas donnée au départ et n'arrive souvent qu'après une longue purification. Ce n'est qu'après avoir essayé les multiples virtualités de la vie et en avoir tiré leçon que l'homme peut espérer quelque sagesse et innocence. Encore faut-il que se produise en lui un détachement, un lâcher prise.
Le dépouillement du bunjin signifie cela. Il prévient par la nudité du style le risque d'imposture, d'ostentation, et se tient dans une limpidité, une gravité légère. C'est le bouquet des sages qui s'en tiennent à l'essentiel. Une simplicité s'installe alors, un souffle, une force passe, et un miracle se produit : la limpidité du bouquet.
Chabana
Le chabana est un bouquet modeste, sans fracas. Il ne risque pas d'assourdir mais éveille des échos, ne cherche pas à éblouir mais suggère l'essentiel. Comme le paysage c'est un bouquet allusif, mais il est emblématique : son esthétique est celle du presque rien que l'on retrouve dans les haïkus, les minuscules poèmes d'Ungaretti -Je m'éblouis / d'infini - , dans le "minimal art", et aussi dans la beauté simple qui surgit parfois sous nos pieds : "Ce qui compte c'est une fleur apparue entre des dalles disjointes, ou même moins encore. Il nous faut simplement montrer cela, dans la sérénité d'une attente inexprimable." Le chabana montre cela : un indice de l'indicible, une fleur qui résume tout et pose une question métaphysique. Il ne décore pas le réel, il le dévoile. Bref affleurement d'une beauté originelle et ultime, irreprésentable donc, il ne dessine pas de figure, ne construit pas d'espace. C'est un bouquet qui opère un suspens du désir, nous fait la grâce d'un instant d'attention, qui s'efface pour que nous aussi, dans un silence attentif, disparaissions. "La beauté n'est pas donnée à nous qui la forçons... mais peut-être à l'attente, au silence discret, à celui qui est oublié dans les louanges et simplement accroît son amour en secret."
Le chabana n'est qu'un seuil, un passage. Il ne capte pas le regard mais l'oriente vers l'invisible. C'est une ouverture qui introduit, non dans un espace décoratif, mais dans la beauté discrète de la vie. On rapporte qu'un jour, Hideyoshi ayant averti Sen no Rikyû qu'il venait admirer son magnifique jardin de volubilis, celui-ci les fit tous disparaître et remplacer par du sable blanc et des cailloux. A son arrivée, l'empereur étonné, au bord de la colère, fut reçu dans la maison du thé où, dans un bronze chinois rare, se tenait, parfait, un unique volubilis.
Hanaisho
Shohinka
Le terme de Shohinka - petite composition - peut désigner, dans l'école traditionnelle Ikenobo, un Shohin rikka ou un Shohin seika, à savoir un rikka ou un seika à échelle réduite.
Dans l'école Ohara, il désignait autrefois les quatre petits styles (A,B,C et D) par lesquels les débutants commençaient leur apprentissage. Depuis la réforme de 2002, c'est le Hanai-Sho qui assure cette fonction, et le terme de Shohinka , s'il sert toujours à désigner de petites compositions, concerne désormais des travaux réservés aux ikebanistes expérimentés. L'accent n'est plus mis sur la facilité d'exécution, mais sur le raffinement avec lequel on peut réaliser un petit bouquet d'harmonie subtile.
Le Shohinka d'aujourd'hui n'obéit donc plus à des règles de construction ni à des choix particuliers de végétaux. Liberté est laissée aussi au choix des contenants. On peut par exemple utiliser une vannerie et des éléments légers, un petit vase haut et faire un petit heika, ou un petit bassin et réaliser un mini-paysage. Bref, il s'agit d'un style à entrée multiple, qui se réalise à petite échelle, avec une économie de moyens et une certaine inspiration.
Moribana paysage
Le bouquet doit imiter la nature, non pour la copier mais pour l'exprimer, la signifier. C'est ainsi que le Senno Kuden explique comment composer un paysage en pensant "à la disposition naturelle de l'eau, des champs et des collines", mais il demande que l'évocation reste symbolique. L'école Ohara reprendra au XXème siècle ce type d'arrangement dont le caractère mérite d'être souligné.
"Il se peut, écrit Philippe Jaccottet, que la beauté naisse quand la limite et l'illimité deviennent visibles en même temps, c'est-à-dire quand on voit des formes tout en devinant qu'elles ne disent pas tout, qu'elles ne sont pas réduites à elles-mêmes, qu'elles laissent à l'insaisissable sa part..." L'arrangement paysager se tient sur cette frontière. Le bassin qui le contient le supporte, mais ne le limite pas. Le regard est invité à en prolonger l'espace, à faire se rejoindre la terre et le ciel, les formes et le sans-forme ; à s'infiltrer dedans aussi, à approfondir sa vision vers une intériorité, une profondeur dans laquelle tous les êtres s'enfoncent et s'enracinent. Un paysage est le visage d'un pays, mais un visage exprime une âme. Le monde n'est pas plat. Il y a des arrière-mondes, un arrière-pays ; pas seulement les clartés de la surface mais un clair obscur qui laisse entrevoir l'intériorité des choses, l'intime dans l'immense.
Le bouquet paysager est fait de points forts, mais aussi d'ouvertures, d'inachèvements : il est cohérent mais évanescent, sollicitant par là notre imaginaire. Les branchages et les fleurs qui le constituent débordent leurs formes, s'interpénètrent et s'organisent en un ensemble où les discontinuités s'estompent au profit d'une totalité organique. En elle, chaque élément opère un trajet, apporte une présence diffuse. Les zones interstitielles deviennent alors pour le regard des espaces de circulation où se révèlent des correspondances. Dans ce tissu fait de vides et d'entrelacs, les formes s'effacent devant les forces, les notes concrètes se fondent dans l'écho qu'elles font résonner en nous. Ce qui compte n'est pas ce qu'il est matériellement, mais ce qu'il évoque et laisse entendre, l'émergence qu'il opère en nous d'un sens global. Un paysage est un lieu relationnel où les végétaux s'accordent entre eux et suggèrent leur intégration dans un plus vaste ensemble : il nous révèle un pacte originel, une force foisonnante et reliante qui accomplit le monde ; il est avant tout une réalité allusive qui renvoie à d'autres lieux et à la terre entière : lieu de tous nos paysages. En montrant la propension des choses il nous révèle l'intention de la nature, et nous invite à nous inclure : à devenir un peu plus - un peu mieux ? - habitants de ce monde.
Le bouquet-paysage est donc porteur d'un secret, d'une vérité qu'il suggère plus qu'il ne la dévoile et qui a un rapport avec le mystère du monde, l'unité des choses, notre origine. C'est pourquoi il dépayse et rapatrie : il révèle l'étrangeté de notre exil et la proximité de notre mystère natif, donne le sentiment de frôler une harmonie profonde, cachée. Comme un vitrail il tamise une lumière et celle-ci éclaire l'énigme de nos vies. C'est une clarté diffuse, assez forte pour pouvoir tout éclairer sans se perdre, assez douce pour ne pas projeter d'ombres autour d'elles ; une lumière fluide, sans foyer apparent ni ombres accompagnantes, qui imprègne sans éblouir, tend à immatérialiser les choses, à les rendre légères, à fusionner leur matière et leur éclat, le contour des formes et la vibration des couleurs. Il n'a pas la transparence de certains bouquets plus dépouillés. On pourrait le dire poreux : perméable à l'indicible, au mystère dont il laisse filtrer la présence. Un autre monde affleure qui n'est autre que notre terre d'origine, un mixte de gravité et de bonheur. "On ne sait pas son nom mais on boit son parfum" et l'on pressent dans l'éphémère l'éternel.
Shoka
Ce bouquet traditionnel, pratiqué encore dans l'école Ikenobo, se réfère à la triade chinoise "ciel, homme et terre" dont le riche symbolisme mérite d'être précisé car il imprègne la structure du bouquet japonais.
L'Homme se tient dans un espace que se répartissent le Ciel et la Terre. "Le Ciel le couvre, la Terre le supporte" dit une formule chinoise traditionnelle. Entre les deux l'Homme vit, et non seulement lui mais les dix mille êtres, c'est-à-dire toute la nature vivante dans sa multiplicité.
Le Ciel et la Terre composent donc "l'oeuf du monde", le nid de sa gestation et de son devenir. Le Ciel, enveloppant toutes choses, présente à l'homme une face interne, ventrale, tandis que la Terre qui le supporte lui offre une face externe, dorsale. Mais tous deux ont toujours été perçus en Orient comme complémentaires, le Ciel étant actif et la Terre passive : la lumière céleste réchauffe et féconde la Terre ténébreuse comme un mâle sa femelle ; les influences célestes se joignent aux terrestres pour donner naissance au monde multiple des êtres, car sous l'impact de la lumière travaille la racine obscure de la Vie.
Cette complémentarité se retrouve symbolisée sous la forme du yin obscur et du yang lumineux : tout ce qui est actif étant référé au yang céleste, et ce qui est passif, au yin terrestre. Ces deux principes sont figurés sous la forme de deux poissons enroulés dans un cercle. Le poisson clair, yang, a un oeil noir car, au plus fort de son expansion, il porte le germe de son contraire et complémentaire yin. Le poisson noir, yin, a un oeil clair car lui aussi porte l'amorce de son inséparable yang. Ainsi les deux principes ne vont pas l'un sans l'autre : ils se juxtaposent et se succèdent, se contrarient et s'équilibrent, et leur interaction produit les dix mille êtres. Cette dualité, mère de multiplicité, naît toutefois elle-même de l'unité principielle, du Tao. Une formule taoïste l'exprime ainsi : "Les dix mille êtres sont produits par le Tao et modifiés par le yin-yang".
Tel est le message de la Triade Ciel-Homme-Terre, tel est le symbolisme du bouquet qui le contient et l'exprime. Comme l'écrit Gusty Herrigel : "Le coeur de la Fleur, le coeur de l'Homme et le Coeur Universel ne font qu'Un. L'homme vit en communauté d'essence avec la plante comme avec l'univers, la force qui fait croître la plante est aussi celle qui guide sa main dans l'arrangement des fleurs et qui est puisée directement dans le Coeur Universel." (la Voie des Fleurs - DervyLivres)
Envisagé sous cet angle, l'arrangement floral ne procède plus d'un simple vouloir décoratif cherchant à orner ou à plaire, il est un acte "religieux" au sens étymologique du terme, c'est-à-dire un acte qui relie, à travers l'Homme, la Terre et le Ciel. C'est en cela qu'il est création car situé dans le droit fil de la gestation première, mais aussi dépassement, car il n'y a plus là de place pour les prétentions de l'ego. C'est en cela enfin qu'il est réalisation, accomplissant à son modeste niveau un projet d'harmonie universelle.