PREMIER COUPLET
Ô flamme d'amour vive,
qui tendrement me blesses
au centre le plus profond de mon âme.
N'ayant plus de rigueur,
achève si tu veux,
brise la trame de ce rencontre heureux.
"L'âme se sentant déjà tout enflammée en l'union divine... voit qu'elle est transformée en Dieu et possédée par lui avec tant de force... que rien ne l'en sépare, sinon une toile fort mince et délicate... C'est pourquoi, elle demande avec un grand désir à cette flamme, qui est le Saint-Esprit, qu'elle rompe désormais sa vie mortelle par ce doux rencontre."
LA FLAMME VIVANTE ET AGISSANTE DE L'ESPRIT
Ô flamme d'amour vive,
"Cette flamme d'amour est l'Esprit de son Époux, c'est-à-dire le Saint-Esprit que l'âme sent désormais en soi, non seulement comme un feu qui la tient consumée et transformée en suave amour, mais aussi brûle en elle et jette des flammes...
De là vient que de l'âme qui est en état de transformation d'amour, nous pouvons dire que son état ordinaire est semblable à celui du bois qui est toujours assailli par le feu ; et les actes de cette âme sont la flamme qui naît du feu de l'amour...
Et ainsi, en cet état, l'âme ne peut poser d'actes. C'est le Saint-Esprit qui les fait tous et y pousse l'âme - si bien que tous ses actes sont divins, puisqu'elle est mise en mouvement par Dieu. De là vient que, chaque fois que cette flamme vient à flamboyer... il semble à l'âme qu'elle l'élève à une opération de Dieu en Dieu...
La délectation que le Saint-Esprit, en jetant cette flamme, opère en elle est si grande qu'elle lui fait sentir la saveur de la vie éternelle. C'est pourquoi elle appelle cette flamme "vive", non qu'elle ne soit toujours vive, mais parce qu'elle lui cause un tel effet, qu'il la fait vivre spirituellement en Dieu et lui fait sentir la vie de Dieu. C'est ce qui faisait dire à David : "Mon coeur et ma chair se sont réjouis dans le Dieu vivant" (Ps 83, 3). David, en cet endroit, n'appellerait pas Dieu, vivant, s'il ne l'avait goûté vivement... Et ainsi, en cette flamme, l'âme sent Dieu si vivement et le goûte avec tant de saveur et de suavité qu'elle dit : Ô flamme d'amour vive,"
LES DOUCES BRÛLURES DE L'AMOUR
qui tendrement me blesses
"Pour autant que cette flamme est une flamme de vie divine, elle blesse l'âme avec une tendresse de vie de Dieu ; et tant et si intimement elle la blesse et l'attendrit, qu'elle la fond en amour, afin que ce que l'Épouse dit aux Cantiques s'accomplisse en elle : "Dès que l'Époux parla, mon âme se liquéfia".( Ct V,6)...
Mais comment peut-on dire qu'elle la blesse, puisque désormais il n'y a plus rien à blesser dans l'âme, celle-ci étant désormais toute cautérisée du feu d'amour ? C'est là une chose merveilleuse : comme l'amour n'est jamais oisif, mais en perpétuel mouvement... il lui lance ces coups comme de tendres flambées d'amour délicat, exerçant et pratiquant gaiement, joyeusement, le métier et le jeu de l'amour... à raison de quoi ces blessures - qui sont ses jeux - sont des flammes de tendre attouchement."
LA PLONGÉE DANS LE FEU DIVIN
au centre le plus profond de mon âme.
"Cette fête du Saint-Esprit se passe en la substance de l'âme... qui n'a désormais qu'à recevoir de Dieu, lequel seul peut opérer en son fond, sans l'aide des sens, et la mouvoir en elle-même. Et ainsi tous les mouvements de cette âme sont divins ; et encore qu'ils soient de lui, ils sont d'elle aussi, parce que Dieu les fait en elle et avec elle, qui donne sa volonté et son consentement...
Le centre de l'âme, c'est Dieu ; et quand elle y sera arrivée selon toute la capacité de son être et la force de son opération et de son inclination, elle sera arrivée au plus profond et dernier centre qu'elle a en Dieu... L'inclination, la force et la vertu qui sont en l'âme pour aller à Dieu, ne sont autres que l'amour, parce que par le moyen de l'amour, l'âme s'unit à Dieu ; et ainsi, plus l'âme a de degrés d'amour, plus avant elle entre en Dieu et se concentre en lui. Nous pouvons dire que l'âme peut avoir en Dieu autant de centres - l'un plus profond que l'autre - qu'elle peut avoir de degrés d'amour de Dieu... Si elle arrive jusqu'au dernier degré, l'amour de Dieu viendra la blesser jusqu'au dernier et plus profond centre - ce qui sera la transformer et l'éclairer autant que la puissance et la capacité de son être le peuvent accueillir, jusqu'à la mettre en tel état qu'elle ressemble à Dieu...
Le Père des lumières - dont le bras n'est pas court - se communique abondamment, sans acception de personnes, en quelque part qu'il trouve place, comme le rayon du soleil, se faisant voir joyeusement à ceux qui vont par les chemins et carrefours. Nul doute qu'il ne dédaigne de prendre ses délices avec les enfants des hommes, en toute simplicité, par tout l'univers (Pr 8,31). Et ce n'est pas chose à tenir pour incroyable qu'après qu'une âme ait été bien examinée, éprouvée et purifiée dans le feu des tribulations, des travaux et de toutes sortes de tentations, et qu'elle ait été trouvée fidèle en amour, en cette âme ainsi fidèle vienne à s'accomplir, dès cette vie, ce que le Fils de Dieu a promis, à savoir que si quelqu'un l'aimait, la très sainte Trinité viendrait et ferait son séjour et sa demeure en lui. » (Jn 14, 23).
LES DEUX UNIONS D'AMOUR
Jean de la Croix distingue "deux manières d'union différentes : la simple union d'amour et l'union avec inflammation d'amour." Dans cette dernière, l'âme "venant à sentir que cette vive flamme d'amour lui communique vivement toute sorte de biens - parce que ce divin amour apporte tout avec soi - dit : Ô flamme d'amour vive, qui tendrement me blesses...
À mesure que l'âme se trouve bien purifiée, tant en sa substance qu'en ses puissances - entendement, mémoire et volonté - la substance divine qui, comme dit le Sage, "pénètre partout grâce à sa pureté" (Sag 7,24), l'absorbe toute en soi par sa flamme divine, d'une manière profonde, subtile et élevée ; et en cet engloutissement de l'âme en la Sagesse, le Saint-Esprit exerce les glorieux flamboiements de sa flamme - ce qui est si doux que l'âme dit :
N'ayant plus de rigueur,"
LE BRASIER PURIFICATEUR
"Il faut savoir qu'avant que ce feu d'amour s'introduise en la substance de l'âme et s'unisse à elle par une entière et parfaite purgation et pureté, cette flamme, qui est le Saint-Esprit, va battant l'âme, consumant et anéantissant les imperfections de ses mauvaises habitudes : telle est l'opération du Saint-Esprit par laquelle il la dispose à l'union divine et à la transformation d'amour en Dieu. Car il faut dire que le même feu d'amour qui, dans la suite, vient à s'unir à l'âme pour la glorifier, est celui même qui auparavant l'assaille pour la purifier ; de la même façon que le feu qui pénètre le bois est celui-là même qui auparavant l'attaque et le bat de sa flamme, le desséchant et le dénuant de ses accidents disgrâcieux, jusqu'à ce que, par l'action de sa chaleur, il l'ait disposé de telle sorte qu'il puisse le pénétrer et le transformer en feu. Et c'est ce que les personnes spirituelles appellent la voie purgative...
Dans cette purgation, cette flamme, au lieu d'éclairer l'âme, l'obscurcit ; et si elle lui fournit quelque lumière, c'est seulement pour voir et découvrir ses misères et ses défauts. Elle ne lui est pas douce, mais pénible... elle ne lui apporte aucune gloire, mais plutô la rend misérable et pleine d'amertume, en la lumière spirituelle de la connaissance d'elle-même qu'elle lui donne...
C'est pourquoi, tant que cela dure, l'âme souffre en l'entendement de grandes ténèbres, en la volonté de grandes sécheresses et oppressions, et en la mémoire une connaissance pénible de ses misères, pour autant que l'oeil spirituel est très clair en la connaissance de soi. Et en sa substance, l'âme souffre grand abandon, grande pauvreté, sécheresse, froideur et quelquefois chaleur, sans trouver allégement en quoi que ce soit, pas même une seule pensée qui la console, ne pouvant même pas élever son coeur à Dieu...
Nous ne pouvons exagérer ce que l'âme souffre durant ce temps... Dieu lui met le coeur sur le brasier afin de l'affranchir de toutes sortes de démons, faire sortir au jour toutes ses infirmités pour les soigner, et les lui mettre devant les yeux pour les reconnaître...
Et parce que cette flamme est extrêmement amoureuse et tendre de sa nature et qu'elle attaque par ailleurs la volonté d'une façon amoureuse - et que par ailleurs la volonté est extrêmement sèche et dure de soi-même, et que ce qui est dur se reconnaît en regard de ce qui est tendre, et la sécheresse aussi à côé de l'amour - de là vient qu'à mesure que cette flamme amoureuse et tendre assaille la volonté, la volonté reconnaît sa propre dureté et sa sécheresse à l'égard de Dieu, sans s'apercevoir ni de l'amour ni de la tendresse de la flamme... jusqu'à ce que celle-ci les ayant chassés, l'amour et la tendresse de Dieu viennent à régner en la volonté.
C'est de cette façon que cette flamme semblait rigoureuse à la volonté, lui faisant sentir et souffrir son endurcissement et sa sécheresse. Et comme cette flamme est de grande étendue et sans mesure, et qu'au contraire la volonté est petite et étroite, lorsque la flamme vient à l'investir, elle sent sa petitesse et son étroitesse, jusqu'à ce que la flamme venant à donner au dedans d'elle, la dilate, l'élargisse et la rende capable de la recevoir en soi.
Je ne dirai point l'intensité de cette purgation et comment il y a en elle du plus et du moins... parce que j'ai déjà traité cela dans la Nuit obscure de la Montée du Mont Carmel..."
LA DEMANDE D'AMOUR ACCOMPLI
"Lorsque l'âme dit : "N'ayant plus de rigueur", c'est comme si elle disait : Puisque désormais, non seulement tu ne m'es plus obscure comme auparavant, mais que plutô tu es la lumière divine de mon entendement avec laquelle je peux te regarder... et la force de ma volonté avec laquelle je peux t'aimer et jouir de toi, étant toute convertie en amour divin ; et puisque désormais, tu n'apportes plus d'ennui ni d'oppression à la substance de mon âme, mais que plutô tu es sa gloire, ses délices et sa dilatation... Puisque donc c'est ainsi,
achève si tu veux,
C'est-à-dire, achève maintenant de consommer parfaitement avec moi le mariage spirituel par ta vision bienheureuse : c'est cela que l'âme demande. Car, bien qu'en cet état si haut elle soit vraiment d'autant plus contente et semblable à Dieu qu'elle est plus transformée en amour... elle vit toujours en espérance et ne peut manquer de sentir un vide qui fait qu'elle gémit - doucement et agréablement - car elle n'a pas encore l'entière et parfaite possession de l'adoption des enfants de Dieu, par laquelle sa gloire étant consommée, son appétit sera rassasié...
Cet appétit et la demande qu'il fait ici ne sont pas accompagnés de peine - l'âme n'étant pas capable d'en avoir en cet état - sinon d'un désir doux et délectable, s'exprimant dans l'accord de son esprit et de son sens... Et néanmoins, les apparitions de gloire et d'amour qui se devinent en ces touches, et se voient arrêtées à la porte, sans entrer en l'âme, pour n'y pouvoir pas loger à cause de la petitesse de ce logis terrestre, ces apparitions, dis-je, sont telles, que ce serait plutô un grand défaut d'amour de ne pas demander l'entrée en cette perfection et en cet accomplissement d'amour...
Par ces paroles : achève si tu veux, elle fait à l'époux ces deux demandes qu'il nous enseigne dans l'évangile, à savoir : "Que ton royaume vienne et que ta volonté soit faite". C'est comme si elle disait : achève de me donner ce royaume, si tu le veux, si c'est ta volonté. Et pour cela : brise la trame de ce rencontre heureux..."
LES TROIS TOILES
"Nous pouvons dire qu'il y a trois toiles qui peuvent empêcher cette jonction et qui doivent être brisées pour que celle-ci s'opère et que l'âme possède Dieu parfaitement. La première est temporelle et comprend toutes les créatures ; la seconde naturelle et comprend toutes les opérations et inclinations purement naturelles ; la troisième est sensitive et comprend seulement l'union de l'âme avec le corps, c'est-à-dire la vie sensitive et animale. C'est d'elle que parle saint Paul quand il dit : "Nous savons que si notre demeure terrestre se disjoint, nous avons une maison divine dans les cieux". (2 Cor 5, 1).
Les deux premières toiles doivent être nécessairement brisées pour arriver à la possession de cette union à Dieu, dans laquelle toutes les choses du monde sont niées et abandonnées, tous les appétits et toutes les affections naturelles mortifiés, et les opérations naturelles de l'âme faites divines. Toutes ces choses ont été opérées en l'âme par le moyen des rencontres de cette flamme, alors qu'elle était rigoureuse, dans la purgation spirituelle dont nous avons parlé ci-dessus qui achève de briser en l'âme ces deux toiles. Et de là, elle vient à s'unir à Dieu comme elle est maintenant, si bien qu'il ne reste à briser que la troisième toile de la vie sensitive."
MOURIR D'AMOUR
"Il faut noter ceci : bien que la condition de la mort, pour ce qui est de la nature, soit semblable dans les âmes qui arrivent à cet état de perfection et chez les autres, toutefois, il y a beaucoup de différence en ce qui touche les causes de la mort et la façon de mourir. Parce que, là où les autres meurent d'une mort qui leur est causée par quelque maladie ou par l'âge, celles-ci, encore qu'elles meurent de maladie ou de vieillesse, rien ne leur emporte l'âme sinon quelque impétuosité, quelque rencontre d'amour beaucoup plus relevé que les précédents, plus puissant et plus vaillant... Et ainsi, pour de telles âmes, la mort est pleine de douceur et de suavité, plus que la vie spirituelle menée jusqu'alors... Elles sont comme le cygne qui chante plus mélodieusement quand il meurt. C'est à ce propos que David disait que la mort des saints était précieuse devant Dieu (Ps 115, 15). Parce que c'est ici que toutes les richesses de l'âme viennent se rassembler en un et que les ruisseaux de son amour vont se rendre à la mer, étant tellement larges et grossis qu'ils semblent déjà convertis en mers...
L'âme, donc, pendant ces glorieux rencontres, se sentant si proche de sortir pour posséder entièrement et parfaitement son royaume... comme elle voit que rien ne lui manque plus, sinon de briser cette faible toile de la vie naturelle en laquelle elle se trouve emprisonnée et sa liberté captive, avec "le désir qu'elle a de se voir délivrée et d'être avec le Christ" (Ph 1, 23), ayant compassion d'elle-même, de ce qu'une vie si basse et si faible empêche une autre si haute et si forte, demande que cette toile soit brisée..."
POURQUOI BRISER LA TOILE DE LA VIE ?
"Mais il y a encore quelque chose à remarquer : Pour quelle raison l'âme demande-t-elle qu'on brise la toile et non qu'on la coupe ou qu'on la détruise..."
Plusieurs raisons motivent cette demande : un "rencontre" heurte et brise, l'amour est impétueux, l'amour est rapide, il s'introduit dans l'âme en un instant : "L'acte d'amour entre en un moment, parce que l'étincelle prend feu à tout coup en la mèche qui est sèche." L'âme enfin veut en finir promptement.
Cette rapidité de l'action de l'amour conduit Jean de la Croix à une digression sur la mort (dite prématurée) des justes : "C'est le propre de Dieu d'enlever à soi, avant le temps, les âmes qu'il aime beaucoup, perfectionnant en elles en peu de temps, par le moyen de l'amour, ce qu'elles pourraient acquérir en tout le cours de leur vie, cheminant leur train ordinaire." Il cite abondamment Sg 4,10 s. : "Il a su plaire à Dieu qui l'a aimé...", pour conclure : "C'est pourquoi c'est une affaire de grande importance pour l'âme d'exercer en cette vie les actes d'amour, afin que se perfectionnant en peu de temps, elle ne s'arrête pas longtemps, ici ou là, sans voir Dieu."...
On peut penser ici à Jésus, mais aussi à bien des justes morts dans la fleur de l'âge et la maturité de l'amour (Louis de Gonzague, Thérèse de Lisieux, Etty Hillesum...).
EN BREF
"Récapitulons toute la chanson. C'est comme si l'âme disait : "Ô flamme du Saint-Esprit, qui pénètres si intimement et tendrement la substance de mon âme et la cautérises de ta glorieuse ardeur, puisque désormais tu es si aimable que tu montres ton désir de te donner à moi en vie éternelle ; si, auparavant, mes demandes n'arrivaient pas à tes oreilles... parce que l'impatience de l'amour ne me permettait pas d'accepter la condition de vie dans laquelle tu voulais que je vive encore... maintenant que je suis si fortifiée en amour...que je te demande ce que tu veux et ne demande pas ce que tu ne veux pas... brise la toile délicate de cette vie, et ne permets pas qu'elle dure jusqu'à ce que l'âge et les ans la tranchent naturellement, mais qu'au plus tô je te puisse aimer, avec toute la plénitude et tout le rassasiement que mon âme désire, sans terme ni fin."
La fin du commentaire de cette strophe renvoie le lecteur au début du Cantique spirituel où l'âme exprime son impatience de voir Dieu, et en particulier aux strophes 6 à 10. La stophe 11 (du Cantique B) les résume toutes :
Découvre ta présence
que la vision de ta beauté me tue !
Vois, la douleur d'amour
rien ne peut la guérir
si ce n'est la présence et la figure.
Toutefois, au moment où l'âme s'exprimait ici, elle n'était pas encore mûre pour la grâce qu'elle demandait, alors qu'au temps de la Vive Flamme, elle l'est, ayant atteint la perfection du mariage spirituel.
DEUXIÈME COUPLET
Ô cautère suave
ô délicieuse plaie,
ô douce main, ô touche délicate,
qui a goût d'éternité
et toute dette paie,
tuant, la mort en vie tu as changée.
"Dans ce couplet, l'âme donne à entendre comment les trois personnes de la sainte Trinité, Père, Fils et Esprit-Saint, sont celles qui accomplissent en elle l'oeuvre divine de cette union. Et partant, la main, le cautère et la touche sont une même chose en substance, et elle leur donne ces noms en tant qu'ils leur conviennent selon l'effet que chacun produit. Le cautère, c'est le Saint-Esprit ; la main, c'est le Père ; la touche, c'est le Fils. De sorte que l'âme en cet endroit magnifie le Père, le Fils et le Saint-Esprit, louant grandement trois grâces et bienfaits singuliers qu'ils font en elle, pour avoir changé sa mort en vie, en la transformation en soi. La première grâce est une blessure caressante, qu'elle attribue au Saint-Esprit. C'est pourquoi elle l'appelle cautère délectable. La seconde est un goût de la vie éternelle, qu'elle attribue au Fils ; et partant elle l'appelle touche délicate. La troisième est la transformation en Dieu, qui est la dette avec quoi elle demeure bien payée ; et cette grâce est attribuée au Père, et à cause de cela, elle l'appelle flatteuse main. Et bien qu'elle les nomme ici toutes trois à cause des perses propriétés des effets, toutefois elle parle seulement à une, quand elle dit : de la mort tu as fait la vie, parce que toutes trois opèrent en un, et ainsi elle attribue tout à une et tout à toutes."
LA BRÛLURE ARDENTE ET DOUCE DE L'ESPRIT
Ô cautère suave
"Par ce cautère, ainsi qu'il a été dit, est ici entendu le Saint-Esprit... Et comme c'est un feu d'amour infini, quand il veut toucher une âme un peu étroitement, l'ardeur de l'âme monte à un si haut degré d'amour qu'il lui semble qu'elle brûle plus fort que toutes les ardeurs du monde... Et parce qu'en cet endroit ce feu divin tient l'âme toute transformée en soi, non seulement elle sent le cautère, mais aussi elle-même tout entière est convertie en une brûlure de feu très ardent.
Et c'est chose admirable et digne d'être racontée : bien que ce feu de Dieu soit si efficace pour consumer promptement, qu'il consumerait aussi aisément mille mondes que le feu ferait une poignée d'étoupe, il ne consume pas néanmoins ni ne détruit l'âme en laquelle il brûle de cette façon et moins encore lui donne-t-il de déplaisir, mais plutô, selon la mesure de la force de l'amour, il la déifie et la délecte, brûlant et ardant en elle avec suavité...
Le but que Dieu vise en cette manière de communications est d'agrandir l'âme. Il ne la fatigue pas, ni ne l'étreint, mais il la délecte et la dilate. Il ne la noircit pas, ni ne la réduit en cendres, comme le feu fait le charbon, mais il l'éclaircit et l'enrichit - c'est pourquoi elle dit que c'est un cautère délectable.
Et ainsi, l'âme heureuse qui, par un grand bonheur, arrive à cette brûlure, savoure tout, goûte tout, fait tout ce qu'elle veut, et prospère... O grande gloire de vous, âmes qui méritez d'arriver à ce souverain feu.
ô délicieuse plaie,
La plaie causée par le cautère d'amour ne se peut guérir par un autre médicament. Le même cautère qui l'a fait la guérit, et l'ouvre en la guérissant. Parce que chaque fois que le cautère d'amour touche la plaie d'amour, il en fait une plus grande, et par ce moyen, plus il la blesse, mieux il la panse et guérit... jusqu'à ce que la plaie soit si grande que toute l'âme vienne à être convertie en plaie d'amour. Et de cette façon, étant toute cautérisée et convertie en plaie d'amour, elle est entièrement saine parce qu'elle est transformée en amour.
O délicieuse plaie, et d'autant plus délicieuse que le cautère touche au plus profond centre de la substance de l'âme, embrasant tout ce qui peut être embrasé, caressant tout ce qui peut l'être... Il s'agit en fait d'un attouchement de la Divinité dans l'âme, sans aucune forme ni figure intellectuelle ou imaginaire.
Mais il y a une autre façon fort haute de cautériser l'âme avec forme intellectuelle... C'est quand l'âme se sent assaillir par un séraphin avec une flèche ou un dard fort embrasé du feu d'amour...
En quoi l'âme sent que sa puissance se fortifie et augmente si fort, et qu'en cette ardeur son amour s'affine de telle sorte, qu'il semble qu'elle ait en elle des mers de feu d'amour... l'amour remplissant entièrement tout. En quoi aussi il semble à l'âme que tout le monde n'est qu'une mer d'amour dans laquelle elle est engouffrée, sans qu'elle puisse découvrir ni fond ni rive où se termine cet amour.
Il y a peu d'âmes qui arrivent aussi avant que ceci, mais quelques-unes y sont parvenues, et principalement les âmes de ceux dont la vertu et l'esprit se devaient répandre en la succession de leurs enfants."
Jean de la Croix fait référence ici à la transverbération de Thérèse d'Avila qu'elle-même rapporte dans son autobiographie.
LA TOUCHE DÉLICATE ET SAVOUREUSE DE LA MAIN PATERNELLE
ô douce main, ô touche délicate,
"Cette main, comme nous avons dit, c'est le Père miséricordieux et tout puissant.
Tu m'as blessée pour guérir, ô divine main, et tu as fait mourir en moi ce qui me tenait morte et me privait de la vie de Dieu, en qui maintenant je me vois vivante... Et lui ton Fils unique - ô main miséricordieuse du Père - est la touche délicate avec laquelle tu m'as touchée et m'as blessée par l'efficace de ton cautère.
O touche délicate, Verbe fils de Dieu, tu pénètres subtilement la substance de mon âme par le moyen de la délicatesse de ton Être divin, et la touchant toute, délicatement, tu l'engloutis toute en Toi.
Le Verbe qui est la touche qui touche l'âme, est immensément subtil et délié ; l'âme de son côé est un vaisseau large et fort capable, attendu la grande délicatesse et la grande purification qu'elle a en cet état.
qui a goût d'éternité
Cette touche est une touche substantielle, à savoir de la substance de Dieu en la substance de l'âme... et il ne se trouve point de mots adéquats pour déclarer des choses de Dieu aussi hautes... Il n'y a pour tout langage que de les entendre à part soi, de les sentir à part soi, et de se taire et d'en jouir quand on les a. L'âme voit ici d'une certaine manière que ces choses sont semblables à cette pierre qui se donnera, comme dit saint Jean, à celui qui demeurera vainqueur : "Cette pierre a un nom gravé que personne ne connaît, sinon celui qui la reçoit."(Ap 2,17) Et ainsi, on peut seulement dire, et avec vérité, qu'elle sent la vie éternelle... L'âme goûte ici de toutes les choses de Dieu qui lui communique force, sagesse et amour, beauté, grâce et bonté... Car comme Dieu est toutes ces choses, l'âme les savoure en une seule touche de Dieu.
Et quelquefois l'onction du Saint-Esprit rejaillit de ce bien de l'âme au corps et toute la partie sensitive en jouit, comme aussi tous les membres, les os et les moelles - et ce, non point petitement, comme il arrive d'ordinaire, mais avec un sentiment de grande délectation et de grande gloire, qui se sent jusqu'aux dernière jointures des pieds et des mains.... Mais parce que tout ce qui se peut dire là est trop peu, disons seulement que ce qui se passe, tant dans le corps que dans l'esprit, sent la vie éternelle. "
LA JOIE QUI SOLDE TOUT
et toute dette paie,
"L'âme dit ceci, parce qu'elle trouve en cette saveur de la vie éternelle qu'elle goûte ici la récompense des travaux qu'elle a soufferts pour parvenir à cet état ; et non seulement elle se sent payée et satisfaite à juste compte, mais récompensée avec grand excès de façon qu'elle reconnaît bien la vérité de la promesse de l'Époux en l'évangile, quand il promet "cent pour un". Aussi n'y a-t-il eu tribulations, ni tentations , ni autre travail quel qu'il soit que l'âme n'ait supporté en ce chemin, qui n'ait en cette vie cent fois autant de consolation et de contentement qui lui corresponde : c'est pourquoi elle peut dire avec beaucoup de raison qu'il paye toute dette...
Il y a trois sortes de travaux qu'endurent ceux qui doivent arriver à cet état, à savoir : les travaux et désolations, craintes et tentations qui viennent du côé du monde, et ce, en bien des manières ; puis les tentations, sécheresses et afflictions qui viennent de la part des sens ; enfin les tribulations, ténèbres, oppressions, abandons, tentations et autres travaux qui arrivent de la part de l'esprit... La raison pour laquelle ces travaux sont nécessaires pour parvenir à cet état, c'est que, tout ainsi qu'une liqueur de grand prix ne se met que dans un vase qui soit fort, préparé et purifié, ainsi cette union très haute ne peut échoir à une âme qui n'ait été fortifiée à force de travaux et tentations, et purifiée par tribulations, ténèbres et oppressions.
C'est en cet endroit que nous devons remarquer la raison pour laquelle il y a si peu d'âmes qui arrivent à ce si haut degré de perfection d'union avec Dieu. Ce n'est point que Dieu veuille que le nombre de ces esprits élevés soit petit ; car plutô il voudrait que tous fussent parfaits, mais c'est qu'il trouve peu de vaisseaux qui soient capables d'une oeuvre si haute et relevée. Car comme il les éprouve en choses petites et les trouve lâches et de telle sorte qu'aussitôt ils fuient le travail sans se vouloir assujettir à la moindre désolation et mortification, de là vient que, ne les trouvant pas courageux et fidèles en ce peu en quoi il leur faisait la grâce de commencer à les ébaucher et travailler, il lui est aisé de voir qu'ils le seront beaucoup moins en chose de plus grande importance ; et ainsi il ne poursuit pas de les purifier et élever...
Ô âmes qui désirez cheminer avec assurance et consolation parmi les choses de l'esprit, si vous saviez combien il vous convient de pâtir et de souffrir pour parvenir à cette assurance et à cette consolation - et comment sans cela l'âme ne peut arriver à ce qu'elle désire, mais que plutô elle retournera en arrière - vous ne chercheriez en aucune façon à recevoir consolation, ni de Dieu, ni des créatures ; au contraire, vous porteriez votre croix... Que si vous enduriez avec patience et fidélité un peu de peine extérieure, vous mériteriez que Dieu s'occupe de vous pour vous purger et purifier plus intérieurement, afin de vous donner des biens plus intérieurs."
L'UNION MORTIFIANTE ET VIVIFIANTE
tuant, la mort en vie tu as changée.
"Ce que l'âme appelle ici mort, c'est tout le vieil homme, qui est l'usage des facultés : la mémoire, l'entendement, la volonté, occupés et employés aux choses du monde, et les appétits avec leur goût des créatures...
Or, en cette vie nouvelle, c'est-à-dire lorsque l'âme est arrivée à cette perfection d'union à Dieu, tous les appétits et toutes les puissances de l'âme - selon leurs inclinations et opérations, qui de soi étaient oeuvres de mort et privation de vie spirituelle - se changent en divins.
Et comme chaque chose qui vit, vit par son opération, ainsi que disent les philosophes, l'âme, ayant toutes ses opérations en Dieu, par suite de l'union qu'elle a avec Dieu, vit d'une vie de Dieu, et par ce moyen, sa mort s'est changée en vie, c'est-à-dire sa vie charnelle en vie spirituelle. Parce que l'entendement... est désormais mû et informé d'un autre plus haut principe de lumière surnaturelle de Dieu... Et la volonté est mue par l'efficace et la vertu du Saint-Esprit, en qui elle mène désormais une vie d'amour... Et la mémoire... ne pense qu'aux années de l'éternité. Quant à l'appétit naturel, qui n'avait ni capacité ni force si ce n'est pour savourer le goût des créatures, il est maintenant changé en goût et saveur de Dieu.
L'entendement de cette âme est désormais entendement de Dieu et sa volonté est volonté de Dieu, sa mémoire est mémoire de Dieu, et ses délices sont délices de Dieu ; et la substance de cette âme, bien qu'elle ne soit pas substance de Dieu... est cependant Dieu par la participation qu'elle a de lui... D'où vient qu'elle peut dire ici fort à propos ce que disait saint Paul : "Je vis, non plus moi, mais c'est le Christ qui vit en moi"...
En cet état d'une vie si parfaite, l'âme chemine toujours, quant à l'intérieur et à l'extérieur, comme en fête, et porte d'ordinaire, dans le palais de son esprit, une grande jubilation divine, comme un cantique toujours nouveau, mêlé d'allégresse et d'amour, accompagné de la connaissance de l'heureux état auquel elle est arrivée."
La finale de cette strophe ramène l'attention sur la vie éternelle qu'après maintes épreuves le spirituel connaît, mène et goûte. Cette vie est celle de Dieu avec qui il est désormais uni, en qui il est transformé. Et sa joie est parfaite.