BIENVENUE 

chez Alain Delaye

A L’ÉCOUTE DES SAGES

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KABÎR

Lisant, commentant les Vedas, les pandits se sont égarés.

Ils n'ont pas compris le mystère qu'ils sont.

Culte du soir, libation aux ancêtres, observance des six actes prescrits

et autres choses de ce genre : là s'arrête leur religion !


Pandit, ta parole est menteuse !

Si en répétant Râm le monde est sauvé,

alors, en disant sucre, la bouche est sucrée.


Ô Cadi, qu'est cette leçon que tu récites 

sans rien comprendre ?

Avec autorité tu circoncis.

Je ne suis pas d'accord mon frère !

Si Dieu voulait me circoncire,

C'est lui-même qui l'aurait fait.


Si la circoncision fait le musulman,

De quelle religion sont donc les femmes ?

Et toi le brahmane et ton cordon sacré

Pourquoi ta femme n'en porte pas ?

L'un comme l'autre vous imposez par la force,

mais quand viendra le temps de mourir,

Moi, Kabir, je vous le dis, mes frères,

il ne vous restera qu'à pleurer.


L'Hindou et le Turc n'ont qu'un seul Seigneur !

A quoi sert le moulla et à quoi sert le cheikh ?

Kabîr dit : je suis devenu fou

Et mon âme en secret se fond dans l'Absolu.


Vishnou est à l'Est, Allah et à l'ouest,

Tel est ton songe. 

Cherche plutôt dans ton coeur, seulement dans ton coeur :

C'est là que vit Ram-Allah.


Je suis l'enfant de Ram-Allah

Lui seul est mon gourou, mon saint !


Mort après mort, le monde meurt,

Mais nul ne sait mourir,

Kabîr, nul ne sait mourir

de sorte qu'il ne meure plus !


Si je brûle la maison, elle est sauvée,

Si je la préserve, elle est perdue :

Voyez une chose étonnante :

Celui qui est mort triomphe de la Mort !


O Mâdhao, Tu es l'eau dont la soif me dévore,

Au sein de cette eau, le feu de mon désir grandit.

Tu es l'Océan et je suis le poisson

qui en étant dans l'eau, languit de son absence.


La Bhakti, épouse aimée de Râm, n'est pas pour les lâches :

Coupe-toi la tête et prends-la dans tes mains, si tu veux avoir Râm !


La lampe s'est vidée, l'huile s'est épuisée,

le tambourin s'est tu, le danseur s'est couché.

Le feu éteint, nulle fumée ne monte,

L'âme s'est absorbée : dans l'Unique plus de dualité.


Quand j'étais, Hari n'était pas,

Maintenant Il est, mais plus moi.

Le yogi qui était là a disparu

Seules les cendres gardent la posture.


A force de lire des livres, le monde est mort.

Mais nul pour cela n'est devenu savant.


Si Allah demeure dans une mosquée

A qui appartient le reste du monde ?

Les Hindous disent qu'il est dans l'idole.

Tous se trompent.


Purana et Coran ne sont que des mots.

J'ai levé le voile et j'ai vu.

Kabîr se fie à l'expérience,

Tout le reste n'est que mensonge.


Toute chose naît, s'épanouit, se résorbe.

Sous nos yeux ce monde passe.

N'as-tu pas honte de dire : ma maison ?

Quand tu meurs, rien n'est plus à toi !


Il n'y a là pas de mousson ni d'océan, pas de soleil ni d'ombre,

On n'y trouve ni vie ni mort, ni malheur ni bonheur,

Seulement : vide, unité et méditation.


La béatitude est un état indicible,

On n'en fait pas le tour, on ne la pèse pas.

Elle n'est pas légère, ni pesante.


On ne trouve pas là plus dessus que dessous.

Il n'y fait jamais jour, il n'y fait jamais nuit.

L'on n'y trouve non plus ni eau, ni air, ni feu.


C'est là que le vrai Maître, éternellement demeure.


Il est en nous, inaccessible inconnaissable.

On ne l'atteint que par sa grâce.

Kabîr dit : Je me consume pour mon Maître

Que l'on rencontre dans les assemblées de Sant


Au cabaret de l'amour (Gallimard)

APERÇU BIOGRAPHIQUE


Kabîr est l'un des plus grands mystiques indiens, vénérés par les hindous, les sikhs et les musulmans. "Les lettrés le citent, les illettrés le chantent", écrit Guy Sorman (le Génie de l'Inde). On sait peu de choses de lui sinon qu'il vivait au XVème siècle, appartenait à une basse caste et exerçait à Bénarès le métier de tisserand. Artisan pauvre, probablement illettré, il n'a rien écrit, mais a laissé des paroles et de des chants qu'ont recueillis ses disciples.

Kabîr rejette toute religion révélée : celle des Védas comme celle du Coran, et il n'en a pas fondée. C'est un mystique de la pure expérience d'unité, qu'il déclare ineffable et merveilleuse. Il n'eut jamais de gourou sinon le Maître intérieur, et sa mystique transcende les frontière des religions. Il est par ailleurs, le premier grand poète de langue hindi.


L'OEUVRE


Les "paroles" (bâni) de Kabîr, transmises d'abord par tradition orale, ont été par la suite recueillies dans trois collections anciennes : le Bijak, compilé par les Kabîrpanthis (ceux qui suivent le chemin de Kabîr), le Kabîr-Granthâvalî (la tradition des Dâdûpanthîs du Rajasthan) et surtout l'Adi-Granth (le livre saint des Sikhs).

Elles se répartissent en deux groupes : les dohâs (ou sâkhîs) : sortes de brefs témoignages, et les pads : courts poèmes à refrain, faits pour être chantés.

La première édition critique de Kabîr est parue en 1965 à Allahâbad.

- Au cabaret de l'amour (Gallimard - 1959).

- Kabîr le fils de Râm et d'Allâh, anthologie de poèmes (les Deux Océans - 1988).

- Cent huit perles (Les Deux Océans - 1995), extraits du recueil précédent.

KRISHNAMURTI

Krishnamurti le rebelle, Alain Delaye

La Vérité est un pays sans chemin, vous ne pouvez avancer vers elle par quelque voie que ce soit, par aucune religion, aucune secte...


La Vérité étant infinie, non conditionnée, inapprochable par aucune voie, on ne peut l'organiser... Il est impossible d'organiser la foi. La foi est quelque chose de strictement personnel, vous ne pouvez ni ne devez l'organiser. Si vous le faites, elle meurt, se cristallise, devient un credo, une secte, une religion que l'on impose aux autres. 


Ce n'est pas une initiative glorieuse que je prends en disant que je ne veux pas de disciples. Dès l'instant où vous suivez quelqu'un, vous cessez de suivre la Vérité. Une seule chose m'importe et elle est essentielle : rendre l'homme libre. Je désire le libérer de toutes les cages, de toutes les peurs et non fonder une religion, une nouvelle secte, ou établir une nouvelle théorie ou une nouvelle philosophie. 


A quoi cela servirait des milliers de gens qui ne comprennent pas, qui sont complètement englués dans leurs préjugés, qui ne veulent pas ce qui est nouveau mais préfèrent interpréter le nouveau à la convenance de leur moi stérile et stagnant ? Je désire que ceux qui cherchent à me comprendre soient libres, qu'ils ne fassent pas de moi une cage. Ils devront plutôt se libérer de toutes leurs peurs - peur de la religion, peur du salut, peur de la spiritualité, peur de l'amour, peur de la mort, peur de la vie elle-même.


Nul ne peut vous rendre libres de l'extérieur ; nul culte organisé, non plus que votre immolation à une cause, ne peuvent vous rendre libres. Le fait de vous constituer en organisation ou de vous précipiter dans le travail ne peut vous rendre libres.


Vous vous imaginez que seules certaines personnes détiennent la clé du Royaume du bonheur. Nul ne la détient. Personne n'a l'autorité pour la détenir. Cette clé est en vous ; dans le développement, la purification et l'incorruptibilité de vous seul, se trouve le Royaume de l'Eternité...


Ceux qui désirent vraiment comprendre, qui sont à la recherche de ce qui est éternel, qui est sans commencement ni fin, marcheront ensemble avec une plus grande ardeur et seront un danger pour tout ce qui n'est pas essentiel, pour les chimères et les ombres. Et ils se concentreront, ils deviendront flamme. De cette amitié naîtra une véritable coopération entre tous, qui ne sera pas due à l'autorité, mais à une authentique compréhension. Grâce à cela, vous pouvez vivre dans l'éternel. Cela dépasse tous les plaisirs et tous les sacrifices.


Pour toutes ces raisons, après avoir mûrement réfléchi pendant deux ans, j'en suis venu à la décision de dissoudre l'ordre de l'Etoile puisqu'il se trouve que j'en suis le Chef. Vous pouvez former d'autres organisations et attendre quelqu'un d'autre. Cela ne me concerne pas. Mon seul souci est la libération totale et sans conditions de l'homme.


Extrait du discours du 3 août 1929 dans Krishnamurti, les années de l'éveil (Ed. Arista).

APERÇU BIOGRAPHIQUE


Krishnamurti naît le 11 mai 1895, près de Madras, dans une famille de brahmanes - les Jiddus - et reçoit là, avec ses frères, une éducation appropriée à sa caste. A l'âge de dix ans il perd sa mère avec qui il avait une relation forte et tendre. Peu doué pour les études et de santé délicate, il n'intéresse alors ni ses maîtres qui le trouvent trop rêveur, ni son père qui n'a pas le temps de s'occuper de lui. Celui-ci, Narianiah, assure toutefois l'avenir de ses enfants en trouvant un emploi dans l'orbite de la Société de Théosophie. Krishnamurti est alors remarqué par les leaders de cette Société, C.W.Leadbeater et Annie Besant, qui décèlent en lui les prémices d'un destin exceptionnel et obtiennent de Narianiah qu'il leur cède la tutelle de Krishna et de son frère Nitya.

En 1909, à l'âge de 14 ans, Krishnamurti entame donc une carrière de messie en herbe sous la conduite vigilante de Leadbeater. En 1910, il publie un premier ouvrage : "Aux Pieds du Maître" qui sera traduit en 27 langues et connaîtra 40 éditions. En 1911, il quitte Adyar avec son frère pour l'Europe où on veut l'envoyer se former dans les meilleures universités (Oxford, Cambridge). 

En 1920, il a 25 ans et commence à jeter un regard critique sur sa situation. En 1922, du 17 au 20 août, il fait une expérience mystique qui change sa vie. Commence alors un processus de purification et de transformation physique et psychologique qui sera long et douloureux. Simultanément ses talents d'orateur s'affirment. 

Le 12 novembre 1925, son frère Nitya meurt des suites d'une longue tuberculose, Krishnamurti connaît alors dix jours de peine et de désarroi, puis se ressaisit. Suit une période où il intervient comme instructeur dans le cadre de la Société de Théosophie et de l'Ordre de l'Etoile, mais il prend ses distances à l'égard de la formation reçue et ses causeries prennent une tournure qui inquiète les leaders qui l'ont mis en place.

Le 3 août 1929, à l'âge de 34 ans, Krishnamurti dissout l'Ordre de l'Etoile, fondé pour lui, dans un discours mémorable où il affirme : "La Vérité est un pays sans chemin". Il démissionne peu après de la Société de Théosophie tout en restant attaché à Annie Besant. La mort de celle-ci finira de rompre ses liens avec l'univers occulte dans lequel on avait tenté de le confiner. Cette rupture perturbe nombre d'amis et d'adeptes de la théosophie, mais ne met pas fin à sa prise de parole, bien au contraire. Toutefois on l'écoute pour ce qu'il dit et non pour les titres qu'il a désormais rejetés. Commence alors une vie itinérante de témoin de la vérité et de la liberté.

Après la dissolution de l'Ordre, les camps d'Ommen, en Hollande, réservés jusque là aux théosophes, sont ouverts à tous. Rajagopal, un ami de K, en assure l'organisation. Un autre camp s'ouvre aussi à Ojai, en Californie. Par ailleurs K inaugure une longue suite de voyages et de conférences un peu partout dans le monde : Europe, Etats-unis, Canada, Amérique du sud, Inde, Australie, Nouvelle Zélande lui ménagent un accueil chaleureux. Il s'y révèle un orateur inspiré, convaincant, fascinant, même si ce qu'il dit a de la peine à faire son chemin dans les esprits. 

Quand il retourne en Inde, il y retrouve ses amis indiens pris dans la politique du moment. Il rencontre plusieurs fois Gandhi, et plus tard Indira Gandhi, mais se tient à l'écart des luttes et des conflits, estimant que sa place est ailleurs. Il n'en souffre pas moins de voir toute la violence et la cruauté qui déferle sur son pays d'origine et dans le monde. Pour y faire face il préconise en priorité une révolution intérieure.

Ses pérégrinations l'amènent à diffuser ses idées dans les milieux les plus divers. Au début, celles-ci sont souvent enregistrées et éditées avec les moyens du bord. Mais en 1953, des éditeurs professionnels commencent à le publier. La série de ses ouvrages sera longue et abondamment traduite. A côté de ses entretiens et conférences, K s'adonne aussi à l'écriture. A cet égard, son Journal (1973) et ses Carnets (1976) sont parmi ses plus belles prestations.

Parallèllement à son enseignement, l'un des grands centres d'intérêt de K est l'éducation. Cette passion est à la source d'un certain nombre de projets et de réalisations. En 1961, un comité est créé avec pour fonction d'inviter K à Saanen en Suisse. Ce lieu deviendra, après Ommen et Ojai, l'un des lieux de prédilection de ses interventions.

Parmi les personnalités importantes avec lesquelles K s'entretient tout au long de ses conférences, l'une d'elle émerge par le suivi et la profondeur de leurs échanges : David Bohm, professeur de physique théorique à l'Université de Londres, ami et collègue d'Einstein à Princeton.

En 1980, alors qu'il séjourne à Rishi Valley, K, qui a connu tout au long de sa vie des états de méditation intense en connaît un particulièrement fort qui rappelle celui de 1922. Dans le récit qu'il dicte lui-même à Mary Lutyens il dit : "Il arriva alors quelque chose d'entièrement neuf et différent. Le mouvement avait atteint la source de toute énergie... il y eut la perception que cela était l'ultime, le commencement et la fin, l'absolu. Il n'y a rien au-delà. Il n'y a qu'un sentiment d'incroyable étendue, d'immense beauté." Parlant ailleurs de cette immensité il confie : "C'est là presque tout le temps, maintenant que je suis vieux".

En janvier 1986, K donne sa dernière conférence et connaît sa dernière maladie. Atteint d'un cancer du foie et du pancréas, il s'affaiblit et perd du poids. Pourtant, il se soucie encore des Fondations qui administrent son oeuvre, des écoles et des centres qu'il a ouverts. Durant ses derniers jours, il continue d'avoir de "merveilleuses méditations", surtout la nuit. Même très affaibli, il s'inquiète de ses proches, conseille à ses amis qui veulent le veiller d'aller se reposer, et donne un dernier exposé de son enseignement à son médecin qui déclare : "J'avais l'impression d'être son dernier élève". Peu de temps avant sa mort, il déclare : "Je n'ai pas peur de mourir parce que j'ai vécu avec la mort toute ma vie... La cloison entre vivre et mourir et très mince, elle a toujours été près de moi". 

Au dire de ses proches, K est resté beau jusqu'à la fin, dégageant même une forte impression de paix et d'énergie. Quand il meurt, le 16 février, à minuit dix, il l'est plus que jamais. Asit Chandmal dépose une fleur de camélia blanche à ses pieds.


LES OUVRAGES


Krishnamurti n'a pas écrit beaucoup, mais de nombreux ouvrages ont été tirés de ses conférences et interventions. On ne saurait ici les citer tous. Parmi les plus connus signalons :

- La flamme de l'attention (Ed. du Rocher - 1987) (Seuil - Points Sagesses - 1996).

- La première et dernière liberté (Stock - 1987) (Le Livre de poche - 1995).

- La révolution du silence (Stock - 1978) (Le Livre de poche - 1995).

- Se libérer du connu (Stock - 1991) (Le Livre de poche - 1995).

Parmi les quelques textes écrits directement par lui on retiendra surtout ses merveilleux :

- Carnets (Ed. du Rocher - 1992).

KUN-LEGS

Si l'on ignore la méditation faite de repos continu, 

à quoi peut mener une méditation obstruée de pensées. 

Ne crée pas le calme avec artifice, laisse-le être. 

Si l'on veut méditer, que ce soit comme s'il n'y avait pas de méditation.

Ne coupe pas la méditation en morceaux, laisse-la entière..


La conque blanche de la méditation sans arrêt

scintille au sein du grand lac sans objet de pensée...

et domine la méditation imbécile fabriquée par soi-même.


Méditation sans pensée dans la contemplation infinie,

nul doute qu'elle surgisse spontanément, la méditation accomplie.

Qu'elle vienne donc, la joie, qu'elle vienne à ceux

qui ont réalisé samsâra-nirvâna en un seul et même goût.


Je ne parle pas de Fruit quand on se le fabrique, 

par l'effort, comme un Bien.

Je parle de Fruit quand on le saisit éternellement formé de lui-même...

Relâche-toi donc spontanément, sans rien viser.


Faire effort, réussir est désormais inutile et cela me réjouit,

Je choisis de faire ce qui me passe par la tête.

A moi, actions, quelles que vous soyez !

Quand on n'a plus besoin de se croire quelqu'un, c'est ça que j'aime.

Quand tout ce qui arrive vous convient, c'est ça qui me rend heureux.


Quand on a renoncé à tromper les êtres vivants,

II n'y a plus d'action, et pourtant tout se fait...

Quand on a arraché à la base l'espoir d'achever quelque chose,

Quel grand fruit ! Oh la la...


Mon coeur m'emporte là-bas, aux glaciers du Tise,

mon coeur m'emporte par ici, aux cinq cents arrhats.

Mais de quoi je ne puis m'éloigner c'est l'infini du dhyâna. Oh la la...

Dans le calme de la pensée, que j'en prends à mon aise !...

Ainsi je chante en dansant.


Dansant ses pas, l'athlète danseur, danse la danse des Trois Mondes.

N'allant nulle part, il va partout ; ne voyant rien, il voit tout.

Allant lentement, il court, franchissant d'un pas les étages du monde.

En agissant, il trouve le non-agir, dont il oublie la notion-même.

Le chant de joie est infini, 

la force innée de la conscience, insouciante, à l'aise.

Dans l'espace du Sens, il n'y a rien à dire, 

et pourtant, tout ce qu'on dit en est issu.


Extraits deVie et chants de Brug-pa Kun-legs, le yogin, 

traduction par R.A.Stein (Maisonneuve et Larose - 1972).

APERÇU BIOGRAPHIQUE


Brug-pa Kun-legs, encore appelé "le fou de Brug", ermite itinérant et chantant, a vécu au XVème siècle. Il connut, comme Milarépa, une enfance tourmentée. Fuyant, après l'assassinat de son père, un monde insupportable à son goût, il partit à la recherche de maîtres qui l'initièrent aux six yogas de Naropa, entre autres celui du feu intérieur. 

Perpétuel voyageur et mendiant, ignorant normes et conventions sociales, disciple de multiples lamas, il reçut aussi la transmission du chant de Saraha qui le marqua profondément. Il évoque lui-même son illumination ainsi : "Puis... je fis le pèlerinage des lieux saints de Bu-chu, grand secret, lieu de victoire complète sur le démon, de félicité suprême, éclat de rire, forêt où tout est réuni."


Prié de faire un portrait de lui-même, il chante :


"A l'âge où j'étais petit poisson, je n'ai pas été pris,

Grand poisson, malgré les nasses, personne ne m'a dompté.

Maintenant, je vagabonde dans l'océan immense...

Jeune, dans les ermitages, je méditais l'Unique-qui-seul-suffit,

Grand, errant partout, je pratiquais le Goût unique.

Maintenant, je suis dans la parfaite égalité.

Mon nom est yogi illuminé, contemplation ultime,

Pure de nature propre, au-delà de tout intellect.

En ce moment, je suis dans l'espace abyssal sans limite.

J'ai commencé par des techniques à méditer

Mais quand j'y fus habitué, je rejetai toute contrainte,

et me trouve maintenant dans l'état d'origine... 

pirate dans les royaumes."


L'OEUVRE


Les chants de Kun-legs rappellent ceux de Milarépa et furent composés comme eux à l'occasion d'événements ou de demandes. 

- Vie et chants de Brug-pa Kun-legs, le yogin, traduits par R.A.Stein (Maisonneuve et Larose - 1972).

LAO-TSEU

J'ai trois trésors que je tiens et auxquels je m'attache :

le premier est amour, le deuxième est économie,

le troisième est humilité.

Amoureux, je puis être courageux, économe, je puis être généreux,

ne désirant pas être le premier, je peux devenir le chef.

Quiconque est courageux sans amour,

généreux sans économie et chef sans humilité,

celui-là va vers la mort.

Qui se bat par amour triomphe.

Qui se défend par amour tient ferme.

Le ciel le secourt et le protège avec amour. 


Montre de la simplicité ;

Attache-toi à ce qui est sans artifice ;

Pense peu à toi-même ;

Aie peu de désirs. 


Pour gouverner les hommes et servir le Ciel,

rien de mieux que la modération. 


Quand on porte des robes brodées et multicolores,

qu'on se ceint d'épées tranchantes,

qu'on se gorge de nourriture et de boisson

et qu'on possède richesses en abondance,

tout cela s'appelle vol et ostentation

et, certes, est contraire à la Voie. 


Il n'y a pas de plus grande erreur

que de s'asservir à ses désirs.

Il n'y a pas de plus grand malheur

que de ne pas voir que l'on a assez.

Il n'y a pas de plus grand vice

que de vouloir obtenir toujours plus.

Car connaître qu'assez est assez

garantit un perpétuel assez. 


Le sage désire le sans désir.

Il n'apprécie pas les trésors recherchés.

Il apprend à désapprendre.

Il se détourne des excès communs à tous les hommes.

Il facilite l'évolution naturelle de tous les êtres

sans chercher à agir sur eux.

Il se connaît et ne s'exhibe pas. Il s'aime et ne s'admire pas.

Il se garde d'amasser. En se dévouant à autrui, il s'enrichit.

Après avoir tout donné, il possède davantage.

Il agit sans rien attendre, accomplit son oeuvre sans s'y attacher

et tient son mérite caché. 


Celui qui va selon la Voie,

son chemin ne fait qu'un avec la Voie.

Quand il réussit, il est un avec le succès ;

quand il échoue, il est un avec l'échec. 


Le massacre des hommes, on doit le pleurer

avec larmes et lamentations.

Après une bataille, le vainqueur doit être reçu

selon les rites funèbres. 


À vouloir briller, on ne rayonne pas.

À prétendre avoir raison, on ne s'impose pas.

À se vanter, on ne voit pas son mérite reconnu.

À se mettre en avant, on ne s'élève pas...

C'est pourquoi quiconque possède la Voie 

s'écarte de ces chemins. 


Produire sans s'approprier, agir sans rien attendre,

guider sans contraindre, voilà la vertu suprême.

Celui qui possède en lui la plénitude de la vertu

est comme l'enfant nouveau-né ... 

Il a les os frêles et les muscles débiles,

mais sa poigne est toute-puissante. 


L'homme bon, je le traite avec bonté,

et celui qui n'est pas bon,

je le traite aussi avec bonté :

ainsi, j'obtiens de la bonté...

Les moins bons d'entre les hommes,

pourquoi faudrait-il les rejeter ? 


Attaque le difficile par où il est facile ;

accomplis le grand par le petit.

Dans le monde, les choses difficiles se font toujours 

en commençant par ce qui est facile,

les grandes choses par ce qui est menu.

C'est pourquoi le Sage n'entreprend jamais rien de grand :

il peut ainsi accomplir le grand. 


Si les Fleuves et la Mer peuvent être

rois des cent vallées, c'est qu'ils savent

se tenir dans la position la plus basse.

C'est ainsi qu'ils peuvent être

rois des cent vallées. 


Quand un esprit supérieur est instruit de la Voie,

il la suit avec zèle.

Quand un esprit moyen est instruit de la Voie,

il en retient et il en laisse.

Quand un esprit inférieur est instruit de la Voie,

il en rit aux éclats.

S'il n'en riait pas, la Voie ne serait pas la Voie. 


Il est sage de n'agir pas trop pour vivre :

ainsi peut-on mieux apprécier la vie.

Le Tao est le fond secret et commun à tous les êtres,

le trésor des hommes bons et le refuge de ceux qui ne le sont pas. 


Extraits du Tao Te King

APERÇU BIOGRAPHIQUE


Lao-tseu passe pour être le fondateur du taoïsme philosophique qu'il faut distinguer du taoïsme religieux. Selon l'historien chinois Sseu-ma Ts'ien (145-86 av.J.-C.), il serait natif  du village de K'iu-jen, au royaume de Tch'ou. Il aurait été archiviste à la cour impériale à Lo-yang, sur le fleuve jaune. Constatant la décadence de la dynastie des Tcheou, il aurait quitté son poste et serait parti vers l'Ouest. A la frontière du royaume, le gardien de la passe de Han Kou lui aurait demandé de laisser un écrit. Ainsi serait né le Tao-te-king. On rapporte aussi qu'il aurait rencontré Confucius. Pour beaucoup d'historiens tout ceci n'est que légende et il est bien difficile de situer à quelle époque vécut exactement Lao-Tseu (500 ou 300 avt J.C.?) et qui il était.


L'OEUVRE


Le titre "Tao-te-king" ne date pas de Lao-tseu. C'est, semble-t-il, l'un des premiers empereurs Han (Han king-ti : 156-140) qui lui donna ce nom. Le livre est divisé en deux parties : le livre de la Voie et le livre de la Vertu. La division en 81 chapitres (37+44) n'est pas originelle. Le contenu du livre est d'une richesse peu commune. Il touche à des questions de sagesse pratique et à d'autres de haute métaphysique. Il prend ses distances toutefois avec une prudence politique de type confucéen. C'est la grande nature qui est le pole de référence de Lao-Tseu, pas la société comme telle. Et c'est pourquoi, plus que Confucius, il nous touche encore aujourd'hui. Les traductions de l'ouvrage ne manquent pas. Nos extraits puisent à plusieurs. Nous nous contenterons de citer l'une des dernières et à notre avis des mieux commentées : LaTseu, Tao Te king, traduit et commenté par Marcel Conche (PUF - 2003).

LIN-TSI    

Il n'y a point de paix dans le Triple Monde ; il est comme une maison en feu. Le démon tueur de l'impermanence frappe en un seul instant, sans tenir compte de la condition des personnes. 


Vénérables, le temps est précieux, mais vous ne pensez qu'à vous agiter comme les vagues de la mer, recourant à d'autres pour apprendre la méditation, pour apprendre la Voie, ne voulant connaître que des noms et des phrases, cherchant le Bouddha, cherchant les patriarches, cherchant des amis de bien et vous livrant à des spéculations. Vous avez eu un père et une mère. Que voulez-vous de plus ? Retournez votre vision vers vous-même !


Ceux qui séjournent tout seuls sur un pic isolé, ou qui font un seul repas maigre au petit jour, ou qui restent longtemps assis sans se coucher.. sont hommes qui fabriquent de l'acte... De telles idées qui tendent à faire souffrir le corps ou l'esprit, attirent des fruits de souffrance. Mieux vaut être simple, sans affaires. 


Vous dites de toutes parts qu'il y a des pratiques à cultiver, des fruits à éprouver... Vous dites que vous cultivez tout ensemble les dix mille pratiques des six Perfections : je ne vois là que fabrication d'actes. Chercher le Bouddha, chercher la Loi : autant d'actes fabricateurs d'enfer.


Moi, le moine de montagne, je n'ai aucune Loi à donner, je ne fais que dénouer des liens. Adeptes qui venez à moi, essayez de ne pas dépendre des choses. 


Si je parle de la Loi, de quelle Loi s'agit-il ? Il s'agit d'une Loi qui est terre de l'esprit. Par l'esprit on peut accéder au profane comme au sacré, à la pureté comme à l'impureté, à la vérité absolue comme à la vulgaire... Tenez-vous y pour agir, mais ne leur donnez pas de noms ! J'appelle ça l'idée mystérieuse.


Vous venez de toutes parts avec l'idée de chercher la délivrance, la sortie du Triple Monde. Sortir du Triple Monde, imbéciles ! Pour aller où ? Le Bouddha et les patriarches, ce ne sont que des noms dont on prend plaisir à se laisser lier. Voulez-vous connaître le Triple Monde ? Il n'est autre que la terre de votre propre esprit.


Les bodhisattva qui ont pleinement satisfait aux dix étapes de leur carrière sont comme des salariés. Ceux qui ont atteint l'éveil merveilleux sont des gaillards enchaînés. Les saints arhat et les bouddha-pour-soi sont de la merde, l'éveil et le nirvâna, des pieux à attacher les ânes. C'est seulement, parce que vous n'êtes pas parvenus à concevoir la vacuité de toutes les pratiques qu'il y a en vous cet obstacle. Un véritable religieux liquide ses actes au fur et à mesure. Il s'habille au hasard ; lorsqu'il veut marcher, il marche ; lorsqu'il veut s'asseoir il s'assied et ne songe pas à désirer ou à chercher le fruit du Bouddha. 


Les trois Véhicules et le dodécuple enseignement sont de vieux papiers bons à se torcher. Le Bouddha est un corps de métamorphose fantasmagorique, les patriarches, de vieux bonzes. Vous ne pensez qu'à vous tourner vers l'extérieur et à chercher auprès d'autrui, quêtant des marchepieds : vous vous trompez ! Vous ne pensez qu'à chercher le Bouddha. Le Bouddha est un nom. Et celui-là même qui court, cherche, le connaissez-vous seulement ?


Si vous rencontrez un Bouddha, tuez-le ! Si vous rencontrez un patriarche, tuez-le ! Si vous rencontrez un arhat, tuez-le ! Si vous rencontrez un père et une mère, tuez-les ! C'est là le moyen de vous délivrer, c'est là l'évasion, l'indépendance.


Le vrai Bouddha est sans figure, la vraie Loi est sans marques... quant au véritable apprenti du Chemin, il ne s'attache pas au Bouddha, ni aux bodhisattva, ni aux arhat... Loin de tout, seul, dégagé, il n'est pas gêné par les choses. Ce sont là fantasmes de rêve, fleurs dans l'air : pourquoi se fatiguer à vouloir les saisir ?


Retournez votre lumière, intériorisez votre vision. Ne cherchez plus ! Sachez que, de corps comme d'esprit, vous ne différez point du Bouddha-patriarche, et aussitôt vous serez sans affaires.


Comment appeler cette chose bien distincte, cette lumière solitaire à quoi rien n'a jamais manqué, mais que l'oeil ne voit pas, que l'oreille n'entend pas ? Un ancien l'a dit : "Dire que c'est une chose, c'est manquer la cible." Regardez en vous-même !

Chercher le Bouddha, c'est perdre le Bouddha ; chercher les patriarches, c'est perdre les patriarches ; chercher la Voie, c'est perdre la Voie... Tout ce qu'il faut c'est avoir la vue juste. C'est cette vue qu'il faut rechercher instamment. C'est seulement si l'on parvient à la clarté parfaite de la vue juste que tout se parachève.


Seul existe réellement le religieux sans appui, qui est là à écouter l'enseignement. Il est la mère de tous les Bouddha, et en ce sens les Bouddha naissent du sans-appui. Pour qui comprend le sans-appui, l'état de Bouddha n'est pas à obtenir. Voir les choses ainsi, c'est cela la vue juste.


Bien qu'à longueur de journée je prodigue aux apprentis explications et réfutations, ils n'en tiennent aucun compte. Ils piétinent. C'est qu'ils n'ont pas assez de confiance en leur lumière solitaire. Ils vont chercher des interprétations dans les noms et les phrases. Jusqu'à l'âge d'une demi-siècle, ils n'ont souci que de compter sur autrui. C'est parce que vous n'avez pas suffisamment de confiance en vous-mêmes, que nous voilà empêtrés à cette heure dans toutes ces lianes parasites de vains mots !... Hommes de peu de confiance. On n'en finit jamais avec vous !


Sur votre agglomérat de chair, il y a un homme vrai sans situation, qui sans cesse sort et entre par les portes de votre visage... Tenez-vous en à l'homme qui est là en train d'écouter l'enseignement, à cet homme sans forme ni marque, sans racine ni tronc, sans demeure stable, tout vif comme le poisson qui saute dans l'eau et ne se fixe nulle part.


Si l'on sait réaliser l'homme vrai, il n'est plus rien qui ne soit très profond, rien qui ne soit délivrance. Vénérables, sachez reconnaître l'homme en vous qui joue avec des reflets : c'est lui qui est la source originelle de tous les Bouddhas ; c'est lui, adeptes, en qui vous trouvez refuge où que vous soyez.


Tout ce qu'il fous faut, c'est vous comporter le plus ordinairement du monde. Adeptes, il n'y a pas de travail à faire dans le bouddhisme; le tout est de se tenir dans l'ordinaire, et sans affaires : chier et pisser, se vêtir et manger. Quand vient la fatigue, je dors ; le sot se rit de moi, le sage me connaît... Soyez votre propre maître, où que vous soyez, et sur le champ vous serez vrais. Les objets qui viennent à vous ne pourront vous égarer.


C'est l'arrêt de toute pensée en vous, que j'appelle l'arbre de l'éveil ; et l'incapacité d'arrêter vos pensées, l'arbre de l'ignorance... Le recueillement d'Avalokiteshvara, c'est votre propre esprit capable en chacune de ses pensées de se défaire de ses liens et de se libérer point par point.


Entretiens de Lin-tsi (Fayard - 1972), trad. Paul Demiéville.

APERÇU BIOGRAPHIQUE


Lin-tsi compte parmi les grands maîtres du bouddhisme tch'an. Disciple de Houang-Po, il vécut comme lui au IXème siècle. La vigueur et l'originalité de son enseignement émergent dans cette période troublée et difficile pour le bouddhisme.

Voici comment il décrit lui-même son parcours : "Naguère je m'étais intéressé au Vinaya, et j'avais fait des recherches sur les Textes et sur les Traités. Puis je m'aperçus que ce n'était là que drogues bonnes à soigner le monde, et discours de surface ; et d'un seul coup, je rejetai tout cela. Je me mis alors à m'informer de la Voie en consultant des maîtres de Tch'an, et je rencontrai enfin un grand ami de bien ; c'est alors seulement que mon oeil de Voie commença à voir clair. Je reconnus en lui un de ces vieux maîtres dignes d'être révérés par le monde entier et je sus que la connaissance de ce qui est pervers et de ce qui est droit ne s'acquiert pas en naissant de sa maman. Il faut encore sonder les choses en personne, s'épurer comme un minerai, se polir comme un miroir, puis, un beau matin on s'éveille."

Ayant atteint l'illumination, Lin-tsi se mit au service de la lumière reçue et développa une pédagogie de l'éveil des plus originales. Voici par exemple comment il décrit lui-même sa façon d'accueillir les chercheurs : "Quand quelqu'un vient à la recherche, je sors le regarder. Il ne me reconnaît pas. Je mets alors toutes sortes de vêtements qui font naître chez lui des interprétations ; et tout à coup il se laisse prendre à mes paroles et à mes phrases. Ces tondus aveugles qui n'ont pas l'oeil s'emparent des vêtements que j'ai mis pour me voir bleu, jaune, rouge, blanc. Et si je les enlève pour aborder des domaines purs, voilà les apprentis qui aspirent aussitôt à la pureté ; et si j'enlève encore ce vêtement de pureté, les voilà tout perdus et frappés de stupeur; ils se mettent à courir comme fous, en disant que je suis nu ! Je leur dis alors : "Le reconnaissez-vous, enfin, l'homme en moi qui met les vêtements ?" Et soudain ils tournent la tête, et voilà qu'ils me connaissent."

Après sa mort, l'école de Lin-tsi est devenue, avec l'école Tsao-Tung, l'une des plus vigoureuses du bouddhisme tch'an. Elle est passée au Japon au XIIème siècle sous le nom d'école Rinzaï et y existe encore aujourd'hui.


L'OEUVRE


Les Entretiens de Lin-tsi (Lin-tsi yu-lou ou plus brièvement Lin-tsi lou) ont été rédigés par un de ses disciples directs : Houei-jan de San-cheng. Réédités en chinois au cours des siècles ils ont été traduits récemment par Paul Demiéville : Les Entretiens de Lin-Tsi (Fayard - 1972).

LUCRÈCE   

Le genre humain travaille sans profit, en pure perte, toujours, et se consume dans de vains soucis : évidemment c'est qu'il ne connaît pas la limite de la possession, et jusqu'où peut s'étendre le véritable plaisir. Et cette ignorance peu à peu nous a entraînés dans la tempête, et a déchaîné les orages et les ruines de la guerre.


La plus grande richesse pour l'homme est de vivre le coeur content de peu ; car de ce peu il n'y a jamais disette. Mais les hommes ont voulu se rendre illustres et puissants pour asseoir leur fortune sur des fondement solides, et pouvoir au milieu de l'opulence mener une vie paisible : ambition vaine, car les luttes qu'ils soutiennent pour arriver au faîte des honneurs en ont rendu la route pleine de dangers... L'envie, comme la foudre, embrase de préférence les sommets et tout ce qui dépasse le niveau commun. Aussi vaut-il bien mieux obéir paisiblement que de vouloir soumettre le monde à son empire.


Vénus se joue des amants par des images illusoires ; la vue d'un beau corps n'est pas capable de les rassasier, et c'est en vain que sur ces membres délicats leurs mains errent irrésolues : elles n'en peuvent détacher aucune parcelle.

Enfin, lorsque deux jeunes corps réunis jouissent de leur vigueur, lorsqu'ils frémissent aux premier accès du plaisir, que Vénus est sur le point de féconder le sein maternel, les amants se serrent étroitement, joignent leurs lèvres ; leurs bouches confondent leurs haleines ; en vain : ils ne se fait pas une communication de substance ; les âmes ne peuvent se pénétrer, les corps ne peuvent s'identifier. Car on voit bien que c'est là l'objet de leurs désirs et le but de leurs efforts, tant ils s'unissent intimement sous les noeuds de l'amour, quand leurs membres, ébranlés par la secousse du plaisir, se résolvent en une liqueur abondante.


Mortel, pourquoi te désespérer ainsi sans mesure ? pourquoi gémir et pleurer aux approches de la mort ? Si tu as passé jusqu'ici des jours agréables, si ton âme n'a pas été un vase sans fond où se soient perdus les plaisirs et le bonheur, que ne sors-tu de la vie comme un convive rassasié ? Pourquoi ne vois-tu pas arriver tranquillement le moment du repos ? Si, au contraire, tu as laissé échapper tous les biens qui se sont offerts, si la vie ne t'offre plus que des dégoûts, pourquoi voudrais-tu multiplier des jours qui doivent s'écouler avec le même désagrément... Ton corps, dis-tu, n'est pas encore usé par la vieillesse, ni tes membres flétris par les ans : mais attends-toi à voir toujours la même suite d'objets, quand même ta vie triompherait d'un grand nombre de siècles, et bien plus encore si jamais elle ne doit finir.


Prête ton attention à la voix de la vérité. Une chose étonnamment nouvelle s'apprête à frapper ton oreille, un nouvel aspect de la nature va se révéler à toi... Et tout d'abord contemple la couleur claire et pure du ciel, et tous les mondes qu'il renferme en lui, les astres errants de toutes parts, la lune, le soleil et sa lumière à l'éclat incomparable : si tous ces objets aujourd'hui pour la première fois apparaissaient aux mortels, si brusquement, à l'improviste, ils surgissaient à leur regards, que pourrait-on citer de plus merveilleux que cet ensemble, et dont l'imagination des hommes eût moins osé concevoir l'existence ? Rien à mon avis, tant ce spectacle eût paru prodigieux. Mais regarde : personne, tant on est fatigué et blasé de cette vue, ne daigne plus lever les yeux sur les régions lumineuses du ciel.


Lucrèce, De la Nature (Gallimard)

APERÇU BIOGRAPHIQUE


Poète et philosophe latin, Lucrèce nous est pratiquement inconnu. L'époque où il vécut, à Rome entre 100 et 50 avant J.C., est une époque de décadence, et c'est dans une société sans foi ni loi, en voie de décomposition, qu'il a essayé d'éclairer et de guider les hommes. Il l'a fait en radicalisant la philosophie d'Épicure.


L'OEUVRE


Il s'agit d'un poème en six chants, De rerum natura (De la nature) dans lequel Lucrèce se révèle l'un des plus grands poètes et philosophe de la Rome antique. Rejetant les dieux, mair réenchantant le monde, il a réalisé une oeuvre paradoxale à la fois matérialiste, morale et cosmique. 

- De la Nature (Gallimard - 1990).

- De la Nature (Imprimerie nationale - 1999).

- De la Nature (Aubier 2001).

- Comte-Sponville André, Lucrèce, poète et philosophe (la Renaissance du Livre - 2001).

- Conche Marcel, Lucrèce et l'expérience (Fides - 2003)

FRÈRE LAURENT DE LA RÉSURRECTION   

La présence de Dieu est une application de notre esprit à Dieu ou un souvenir de Dieu présent... C'est la vie et la nourriture de l'âme... 

Cette présence de Dieu, un peu pénible dans les commencements, pratiquée avec fidélité, opère secrètement en l'âme des effets merveilleux... et la conduit insensiblement à ce simple regard, à cette vue amoureuse de Dieu présent partout... Mais pour cela il faut que le coeur soit vide de toutes autres choses... Ce simple regard est un don de sa main libérale...

La pratique de cette présence et du regard intérieur de Dieu en soi, se doit toujours faire doucement, humblement et amoureusement, sans se laisser aller à aucun trouble ou inquiétude.

L'âme accoutumée par cet exercice à la pratique de la foi, par un simple souvenir voit et sent Dieu présent... et plus elle avance, plus sa foi devient vive, enfin elle devient si pénétrante que l'on pourrait quasi dire : je ne crois plus, mais je vois et j'expérimente.

Il n'y a pas au monde de manière de vie plus douce ni plus délicieuse que la conversation continuelle avec Dieu, ceux-là seuls la peuvent comprendre qui la pratiquent et qui la goûtent... Cette conversation se fait au fond et au centre de l'âme. C'est là que l'âme parle à Dieu coeur à coeur, et toujours dans une grande et profonde paix.

Il faut faire toutes nos actions avec poids et mesure, sans impétuosité ni précipitation, qui marquent un esprit égaré. Il faut travailler doucement, tranquillement et amoureusement avec Dieu... rappelant doucement et tranquillement notre esprit à Dieu, autant de fois que nous l'en trouvons distrait....

Souvenez-vous de ce que je vous ai recommandé, qui est de penser souvent à Dieu, le jour, la nuit, en toutes vos occupations, vos exercices, même pendant vos divertissements. Il est toujours auprès de vous et avec vous, ne le laissez pas seul... Vivez et mourez avec lui.

Notre sanctification dépend, non du changement de nos oeuvres, mais de faire pour Dieu ce que nous faisons ordinairement pour nous-mêmes.

On cherche des méthodes, pour apprendre à aimer Dieu. On veut y arriver par je ne sais combien de pratiques différentes. On se donne beaucoup de peine pour demeurer en la présence de Dieu par quantité de moyens. N'est-il pas bien plus court et bien plus droit de tout faire pour l'amour de Dieu, de se servir de toutes les oeuvres de son état pour le lui marquer et d'entretenir sa présence en nous par ce commerce de notre coeur avec lui ? Il n'y faut point de finesses, il n'y a qu'à y aller bonnement et simplement.

Soyons toujours avec lui. Vivons et mourons avec lui.


Les textes qui suivent sont extraits d'entretiens qu'a eus, avec le frère Laurent, Joseph de Beaufort, prêtre parisien.


Un jour en hiver, regardant un arbre dépouillé de ses feuilles et considérant que, quelque temps après, ces feuilles paraîtraient de nouveau, puis des fleurs et des fruits, il reçut une haute vue de la providence et de la puissance de Dieu, qui ne s'est jamais effacée de son âme. Cette vue le détacha entièrement du monde et lui donna un tel amour pour Dieu, qu'il ne pouvait pas dire s'il était augmenté depuis plus de quarante ans qu'il avait reçu cette grâce.

Il disait qu'il ne faut point se lasser de faire de petites choses pour l'amour de Dieu, qui regarde non la grandeur de l'oeuvre mais l'amour.

Il disait que la petitesse de la chose ne diminuait en rien le prix de son offrande, parce que Dieu, n'ayant besoin de rien, ne considérait dans nos oeuvres que l'amour dont elles sont accompagnées.

Il disait qu'il s'était toujours gouverné par amour, sans aucun autre intérêt, sans se soucier s'il serait damné ou s'il serait sauvé, mais qu'ayant pris pour fin de toutes ses actions de les faire toutes pour l'amour de Dieu, il s'en était bien trouvé. 

Il disait que la confiance que nous avons en Dieu l'honore beaucoup... Quand il avait quelque affaire extérieure, il n'y pensait point par avance, mais dans le temps nécessaire à l'action, il trouvait en Dieu comme dans un clair miroir ce qu'il était nécessaire qu'il fît pour le temps présent.

Il disait qu'il ne pensait ni à la mort ni à ses péchés ni au Paradis ni à l'Enfer, mais seulement à faire de petites choses pour l'amour de Dieu, n'étant pas capable d'en faire de grandes ; et qu'après cela il arriverait de lui tout ce qu'il plairait à Dieu : il n'en était point en peine.

Il disait que l'abandon entier à Dieu est la voie sûre et dans laquelle on a toujours lumière pour se conduire... Il ne faut ni finesse ni science pour aller à Dieu, mais seulement un coeur résolu de ne s'appliquer qu'à lui ou pour lui et de n'aimer que lui... Il n'y a qu'à reconnaître Dieu intimement présent en nous. Lui-même s'abandonnait à Dieu, comme il le disait, pour la vie et pour la mort, pour le temps et l'éternité.

Il disait que rien ne peut tant nous soulager dans les peines et douleurs de la vie que cet entretien familier avec Dieu. S'il est fidèlement pratiqué, toutes les maladies du corps nous seront légères.

Il disait que l'extase et le ravissement ne sont que d'une âme qui s'amuse au don, au lieu de le rejeter et d'aller à Dieu au-delà de son don !

Il disait que les pensées gâtaient tout : le mal commence par là ! Il faut être soigneux de les écarter aussitôt que nous nous apercevons qu'elles ne sont point des choses nécessaires, pour recommencer notre entretien avec Dieu, où nous sommes bien... Il n'y a qu'à aimer et à se réjouir avec Dieu.

Cette vertu si nécessaire, n'est pas du nombre des choses qui se perfectionnent par la suite des temps. Elle a eu au contraire toute sa perfection dans son origine...

Cette disposition le laissait dans une grande indifférence... et dans une liberté entière. Tout lui était égal, toute place, tout emploi... Il n'était d'aucun parti. On ne découvrait en lui aucune pente ou inclination... Rien ne l'étonnait, il ne craignait rien. Il voulait le bien en général, sans rapport aux personnes par qui ou pour qui on le fit. Citoyen du Ciel, rien ne l'arrêtait sur la terre ; ses vues n'étaient point bornées au temps. En ne contemplant depuis longtemps que l'Éternel, il était devenu éternel comme lui.

APERÇU BIOGRAPHIQUE


Nicolas Herman naît en 1614 à Hériménil, en Lorraine, où il est élevé dans une famille chrétienne. A dix-huit ans une expérience d'éveil, cosmique et mystique, le saisit profondément. Ce qui ne l'empêche pas de s'orienter vers le métier des armes. C'est l'époque de la guerre de Trente ans. Il y est blessé et revient chez ses parents. Après un essai infructueux de vie érémitique, il se fait embaucher comme laquais à Paris.

A vingt-six ans en 1640, il entre comme frère convers chez les Carmes déchaux de la rue de Vaugirard où il prononce ses voeux en 1642. Il passe alors plusieurs années dans l'inquiétude et une détresse dont il évoque lui-même le dénouement : "Lorsque je ne pensais plus qu'à finir mes jours dans ces troubles et ces inquiétudes... je me trouvai tout d'un coup changé. Et mon âme, qui jusqu'alors était toujours en trouble, se sentit dans une profonde paix intérieure, comme si elle était en son centre en un lieu de repos."

Après sa profession, Laurent occupe un emploi de cuisinier, puis de savetier, au service d'une communauté de cent personnes. Il est aussi chargé des contacts avec l'extérieur et de certaines missions d'approvisionnement en province.

Le centre de sa vie est l'exercice et l'expérience de la présence de Dieu. Voici le témoignage qu'il en donne : "Je ne m'occupe qu'à me tenir toujours en sa sainte présence, en laquelle je me tiens par une simple attention et un regard général et amoureux en Dieu, que je pourrai nommer présence de Dieu actuelle.

L'union actuelle est la plus parfaite. Et, toute spirituelle qu'elle est, elle fait sentir son mouvement, parce que l'âme n'est pas endormie... mais se trouve excitée puissamment. Et son opération est plus vive que celle du feu et plus lumineuse qu'un soleil qui n'est obscurci par la nue... C'est un je ne sais quoi de l'âme doux, paisible, spirituel, respectueux, humble, amoureux et très simple qui la porte et la presse à aimer Dieu.

Je ne sais ce que Dieu me réserve ; je suis dans une tranquillité si grande que je ne crains rien. Que pourrai-je craindre quand je suis avec lui ? Je m'y tiens le plus que peux. Qu'il soit béni de tout. Amen."

Enracinée dans cette expérience, sa personnalité simple et lumineuse a rayonné sur des personnalités parisiennes venues le consulter. La plus connue est Fénelon qui s'appuie sur ces entretiens pour parler du pur amour. À la fin de sa vie, il est, par trois fois, très malade, mais reste très serein. Il meurt en 1691 à l'âge de soixante-dix-sept ans.


L'OEUVRE 


Nourri de Jean de la Croix et de Thérèse d'Avila, le frère Laurent nous est connu aujourd'hui par des Maximes spirituelles qu'il a écrites, des entretiens qu'il a eux, avec Joseph de Beaufort en particulier, et quelques lettres. On peut trouver tout cela rassemblé dans un ouvrage paru aux éditions du Cerf :

Conrad de Meester, Frère Laurent de la Résurrection, Écrits et entretiens sur la pratique de la présence de Dieu ( Cerf - 1996).