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chez Alain Delaye

A L’ÉCOUTE DES SAGES

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QOHELET

Propos de Qohélet, fils de David, roi dans Jérusalem. Vanité des vanités, dit Qohélet. Vanité des vanités, et tout est vanité ! À quoi sert à l'homme toute la peine qu'il prend sous le soleil ?

Un âge va, un âge vient, et la terre est toujours là. Le soleil se lève, et le soleil s'en va ; il se hâte vers son lieu, et là il se lève. Le vent part au midi, et tourne au nord ; il tourne et il tourne ; et le vent reprend son parcours. Tous les fleuves marchent vers la mer, et le mer ne se remplit pas ; et les fleuves continuent à marcher vers leur terme. Tout est monotone. Personne ne peut dire que les yeux n'ont pas assez vu, ou les oreilles entendu leur content. Ce qui fut, cela sera ; ce qui s'est fait se refera ; et il n'y a rien de nouveau sous le soleil.


Moi, Qohélet, j'ai été roi d'Israël, à Jérusalem. J'ai cherché à explorer avec soin par la sagesse tout ce qui se fait sous le ciel. Eh bien ! C'est un curieux métier que Dieu a donné aux hommes ! J'ai regardé tout ce qui se fait sous le soleil : voici, tout est vanité, et poursuite de vent !

Je me suis dit : je vais m'essayer au plaisir, regarde le bonheur : et c'est vanité. Du rire, j'ai dit : Absurde ! Du plaisir : A quoi sert-il ? J'ai voulu livrer mon corps à l'ivresse, en gardant mon coeur à la sagesse ; j'ai voulu m'attacher à la folie, pour voir le bonheur des hommes, et ce qu'ils font sous le ciel leur vie durant. J'ai fait grand. Je me suis bâti des palais, je me suis planté des vignes. Je me suis fait des jardins et des vergers... J'ai acquis des serviteurs et des servantes ; j'ai eu des gens, de troupeaux, des boeufs et des brebis en abondance, plus que personne avant moi à Jérusalem. Je me suis amassé de l'argent et de l'or. Je me suis procuré chanteurs et chanteuses, et tout le luxe des hommes, coffret par coffret. J'ai satisfait tous les désirs de mes yeux, je n'ai refusé aucun plaisir à mon coeur... Et je réfléchis sur toutes les actions de mes mains et sur toute la peine que j'ai ai prise. Ah ! tout est vanité et poursuite de vent.


Il y a le moment pour tout, et un temps pour tout faire sous le ciel : un temps pour enfanter, et un temps pour mourir ; un temps pour planter, et un temps pour arracher le plant ; un temps pour tuer, et un temps pour guérir ; un temps pour détruire, et un temps pou bâtir ; un temps pour pleurer, et un temps pour rire ; un temps pour gémir, et un temps pour danser ; un temps pour lancer des pierres, et un temps pour en ramasser ; un temps pour embrasser, et un temps pour s'abstenir d'embrassements ; un temps pour chercher, et un temps pour perdre ; un temps pour garder, et un temps pour jeter. Un temps pour déchirer et un temps pour coudre ; un temps pour se taire, et un temps pour parler ; un temps pour aimer, et un temps pour haïr ; un temps pour la guerre, et un temps pour la paix.


Mais je continue à regarder ici-bas : à la place du droit, c'est le crime, à la place du juste, le criminel. Je me dis : Dieu jugera le juste et le criminel, car il y a temps pour tout faire ici-bas . Et je me dis aussi que la conduite des hommes est ainsi, pour que Dieu révèle ce qu'ils sont, et fasse constater qu'ils sont de vraies bêtes, les uns pour les autres... Si tu vois dans une province le pauvre dépouillé, le droit et la justice bafoués, ne sois pas surpris. On te dira qu'au-dessus d'une autorité, veille une autre autorité, et ainsi de suite. On invoquera l'intérêt général et la raison d'état.


Qui aime l'argent, n'a pas assez d'argent, qui aime l'aisance, n'a pas assez de revenus. Cela aussi est vanité ! Où abondent les biens, abondent les parasites ; et qu'a le propriétaire ? Une satisfaction des yeux... On ne peine que pour manger, et l'estomac n'a pas son content.


Dieu a fait l'homme simple ; et c'est lui qui cherche bien des calculs !

Personne ne sait ce qui arrivera ; et qui lui annoncera quand cela viendra ? Personne n'est maître du vent, pour le retenir ; ni maître du jour de la mort. Il n'y a pas de sursis à la guerre, et la méchanceté ne sauve pas son auteur. Tout cela, je l'ai appris en examinant tout ce qui se fait ici-bas, au temps où l'homme domine sur l'homme, pour son malheur.... Et je regarde l'ensemble de l'oeuvre de Dieu : eh bien ! on ne peut découvrir l'oeuvre qui s'opère sous le soleil, et qui expliquerait pourquoi l'homme peine à chercher sans jamais atteindre.


Va, mange ton pain dans la joie et bois de bon coeur ton vin ; car Dieu a déjà apprécié tes actions. Porte toujours des habits blancs, et que l'huile ne manque pas sur ta tête ! Goûte la vie avec la femme que tu aimes, tout au long des jours que Dieu te donne sous le soleil, c'est ta part dans la vie et dans la peine que tu prends ici-bas.

Lance ton pain sur l'eau, et à la longue tu le retrouveras. Donne une part à sept ou à huit, car tu ne sais pas le malheur qui peut venir sur la terre... Qui observe le vent, ne sème point, qui regarde les nuages, ne moissonne pas. Comme tu ne connais pas la route du vent, ni les secrets d'une femme enceinte, ainsi tu ne peux connaître l'oeuvre de Dieu qui dirige tout. Le matin, sème ton grain, et le soir, ne reste pas inactif. Car tu ne sais pas de deux choses celle qui réussira ; et peut-être qu'elles sont aussi bonnes toutes les deux.


Réjouis-toi, jeune homme, dans ta jeunesse, et sois heureux, aux jours de ton adolescence. Suis les voies de ton coeur et les désirs de tes yeux ! Éloigne de ton coeur le chagrin, écarte de ta chair la souffrance ! Mais sache que sur tout cela, Dieu portera un jugement.


Les paroles des sages sont comme des aiguillons, et comme des piquets plantés ; c'est pour le bien des troupeaux que le berger les utilise.


Bible de Jérusalem

L'OEUVRE


Ce livre biblique est attribué au roi Salomon par un artifice littéraire, mais il a été écrit après l'exil, probablement au temps de la domination des Ptolémées, au IIIème siècle avt J.C. Son titre Qohélet (en français : l'Écclésiaste) fait référence à l'hébreu Qahal, l'assemblée, car Salomon, nous dit le livre des Rois, avait reçu à Gabaon la sagesse "au milieu d'une nombreuse assemblée" (1 R 3,8). 

Son auteur exprime une pensée souvent pessimiste sur la vanité de l'existence humaine. Il réagit contre l'optimisme facile de certains croyants qui pensent que Dieu, au bout du compte, fait régner la justice sur terre. Il pose des questions existentielles graves, auxquelles il ne répond pas. Pourtant sa philosophie, modeste et pleine de bon sens, nous touche. Peut-être ne peut-on s'en contenter.

MAJID RAHNEMA

La propagation généralisée de la misère et de l'indigence est un scandale social évidemment inadmissible, surtout dans des sociétés parfaitement à même de l'éviter. Et la révolte viscérale qu'elle suscite en chacun de nous est tout à fait compréhensible et justifiée. Mais ce n'est pas en augmentant la puissance de la machine à créer des biens et des produits matériels que ce scandale prendra fin, car la machine mise en action à cet effet est la même qui fabrique systématiquement la misère en multipliant les raretés et les envies. Comme le disait Gandhi : "La planète est capable de satisfaire tous les besoins des hommes, mais pas toutes leurs convoitises."


Il s'agit aujourd'hui de chercher à comprendre les raisons multiples et profondes du scandale. C'est cette recherche qui m'amène aujourd'hui à montrer combien une transformation radicale de nos modes de vie, notamment une réinvention de la pauvreté choisie, est désormais devenue la condition sine qua non de toute lutte sérieuse contre les nouvelles formes de production de la misère.


Une économie dont l'objectif majeur est de transformer la rareté en abondance ne tarde-t-elle pas à devenir elle-même la principale productrice de besoins engendrant de nouvelles formes de rareté, et par conséquent, modernisant la misère... Tous ces changements donnent naissance à la "pauvreté modernisée", une condition toute nouvelle créée par l'économicisation des sociétés, c'est-à-dire leur subordination croissante à l'économie, et par la prolifération de besoins induits - des besoins de plus en plus difficiles, sinon impossibles, à satisfaire, pour la plus grande majorité de la population. Cette pauvreté soumet purement et simplement ses victimes à une version moderne du supplice de Tantale.


J'avance l'hypothèse selon laquelle, pour contrer la misère mondialisée, il est illusoire d'attendre une solution miracle venue des institutions d'une société soumise aux seuls impératifs économiques. L'espoir d'un véritable changement ne peut venir que des résultats d'une patiente "révolution intérieure", une révolution permettant à un nombre de plus en plus important d'acteurs sociaux de porter un regard nouveau sur leurs propres pauvretés et richesses. Seule cette vision les conduirait, non seulement à ne plus participer à la production de la misère, mais aussi à comprendre tout le bénéfice qu'il y aurait à réinventer les grandes traditions de simplicité et de convivialité en les adaptant aux exigences de la vie moderne... C'est dans cette composante humaine, dans ce "temple intérieur de la vie" que réside le seul espoir pour qu'un véritable présent soit réinventé. 


La première mesure consisterait assurément, pour chacun de nous, en une prise de conscience de nos capacités individuelles d'action et en un réapprentissage de la simplicité volontaire et de la convivialité dans l'exercice de toutes nos activités quotidiennes.


Toutefois, la critique d'une économie productiviste servant les seuls intérêts d'une machine à produire des besoins et des raretés socialement fabriqués ne devrait pas être perçue comme une attaque contre toute forme de production économique, mais comme une invitation à réinventer cette dernière en la "réenchâssant" dans le social.


Quelles sont les chances réelles de voir le monde affranchi de toute pauvreté, c'est-à-dire de procurer aux quatre à cinq milliards de personnes vivant aujourd'hui avec moins de 2 à 3 dollars par jour le même confort dont jouissent les quelque cinq cents millions de personnes appartenant aux classes moyennes ? Si l'on définit la pauvreté en se basant sur les ressources nécessaire à la satisfaction de besoins toujours croissants, la réponse est claire : non, la pauvreté ne pourra jamais être résorbée ou éradiquée... Si, en revanche, nous définissons la pauvreté comme un mode de vie simple et libéré de tout superflu, rien n'interdit de penser, au moins théoriquement, que pourrait voir le jour un monde plus clément pour la majorité de ses habitants, un monde moins pollué, un monde, enfin, où l'éthique de vie en commun permettrait à chacun de vivre au diapason du Dieu qu'il s'est choisi. 


L'économicisation rapide des sociétés dénie toute valeur sociale et économique aux notions de solidarité et de partage, et réduit le "principe actif" humain à la seule rentabilité. C'est dire combien la croyance en un " dieu intérieur" pourrait aider chacun à lutter contre les mécanismes de paupérisation, notamment en restaurant la dimension holistique de l'individu à l'origine de toutes ses richesses relationnelles.


Heureusement, sans attendre une trop illusoire "solution planétaire", chacun de nous peut se frayer des chemins plus lumineux, capables d'éclairer aussi les plus désespérés. Selon notre rôle et le lieu où nous vivons, cette lumière peut être petite ou grande, et commence toujours de se manifester par une main tendue, par un signe d'affection, une amitié partagée... Selon notre tempérament ou notre type d'engagement, nous pouvons utiliser la parole, l'action directe ou indirecte, ou la subversion positive pour faire ce que notre coeur de pauvre nous demande de faire. Encore faut-il se garder des actions d'éclat ! Il faut savoir nouer des relations, partager, écouter, apprendre, sans idées préconçues.


Comme me le disait un jour Ivan Illich : "Allumez une bougie dans l'obscurité, soyez cette bougie, sachez que vous êtes une flamme dans le noir." 


Quand la misère chasse la pauvreté (Fayard/ Actes Sud - 2003).

APERÇU BIOGRAPHIQUE


Diplomate et ancien ministre, Majid Rahnama a représenté l'Iran à l'ONU. Après avoir été membre du conseil exécutif de l'Unesco et représentant résident des Nations unies au Mali, puis enseignant en Californie et en France, il s’est consacré aux problèmes de la pauvreté.

Il est décédé en avril 2015.


L'OEUVRE


Outre l'ouvrage que nous venons de citer, Majid Rahnema a publié : - Le Nord perdu, repères pour l'après-développement, en collaboration avec Gilbert Rist et Gustavo Esteva (Lausanne Éditions d'En bas - 1992).

- The Post-Development Reader, avec Victoria Bawtree (Éditions Zed Books).

- Quand la misère chasse la pauvreté (Fayard Actes Sud 2003)

- La puissance des pauvres (Actes Sud, 2008)

MATTHIEU RICARD

Je peux affirmer sans ostentation que je suis un homme heureux, parce que c'est un simple fait, au même titre que je peux dire que je sais lire ou que je suis en bonne santé. Si j'avais toujours été heureux pour être tombé dans une potion magique quand j'étais petit, cette déclaration n'aurait aucun intérêt. Mais cela n'a pas toujours été le cas.


Le bonheur que je ressens maintenant à chaque instant de l'existence, pour ainsi dire quelles que soient les circonstances, s'est construit avec le temps dans des conditions favorables à la compréhension des causes du bonheur et de la souffrance.


Dans mon cas, la rencontre avec des êtres à la fois sages et bienheureux a été déterminante, car la force de l'exemple parle plus que tout autre discours. Elle me montrait ce qu'il est possible d'accomplir et me prouvait que l'on peut devenir libre et heureux de façon durable pourvu qu'on sache s'y prendre.


Quand je me trouve parmi mes amis, je partage avec joie leur existence. Quand je suis seul, dans mon ermitage ou ailleurs, chaque instant qui passe est un délice. Je m'efforce de contribuer de mon mieux à servir ceux qui sont dans la difficulté, en consacrant une partie grandissante de mon temps à des projets humanitaires au Tibet.


Lorsque j'entreprends un projet dans la vie active, s'il est couronné de succès, je m'en réjouis ; si après avoir fait de mon mieux, pour une quelconque raison il n'aboutit pas, je ne vois pas pourquoi je me ferais du souci. J'ai eu la chance, jusqu'à ce jour, de manger à ma faim et d'avoir un abri ; je considère mes possessions comme des outils et il n'y en a aucune que je regarde comme indispensable. Sans ordinateur portable j'arrêterais d'écrire et sans appareil photo de partager des images, mais cela n'enlèverait rien à la qualité de chaque instant de ma vie.


L'essentiel est pour moi l'immense fortune d'avoir rencontré mes maîtres spirituels et d'avoir reçu leurs enseignements . J'ai ainsi largement de quoi méditer jusqu'à la fin de mes jours ! Quand je lis dans divers ouvrages que le bonheur et la sagesse sont inaccessibles, je trouve simplement dommage que l'on puisse ainsi se priver et priver autrui de qualités qui ont été maintes fois vérifiées par l'expérience vécue.


Monastère de Shéchèn, Népal, juin 2003. 


Extrait de Plaidoyer pour le bonheur (Nil éditions - 2004)

APERÇU BIOGRAPHIQUE


Matthieu Ricard est né en 1946 à Paris. Il est le fils du philosophe, essayiste et journaliste Jean-François Revel (né Jean-François Ricard) et de la peintre Yahne Le Toumelin.Il voyage en Inde pour la première fois en 1967 , où il rencontre des maîtres spirituels tibétains. 

Après sa thèse en génétique cellulaire à l' Institut Pasteur, sous la direction du Pr. François Jacob , Prix Nobel de Médecine, il décide de s'établir dans l'Himalaya où il est devenu moine et vit depuis 1972, étudiant et pratiquant le bouddhisme tibétain auprès de grands maîtres spirituels, Kangyur Rinpoché puis Dilgo Khyentse Rinpoche. 

Il devient lui-même moine en 1972 .En 1980, grâce à Dilgo Khyentsé Rinpoché, il rencontre pour la première fois le Dalaï-lama. Il est l'interprète français une ou deux fois par an du Dalaï-lama depuis 1993.Il réside actuellement au monastère de Shéchèn au Népal.

« Zoocide » est un terme inventé par Matthieu Ricard, désignant l’équivalent du génocide et des exterminations systématiques d’une partie de la population humaine, mais en ce qui concerne les animaux, en particulier pour la consommation de leur chair.


L'OEUVRE


Il est l'auteur, avec son père, d'un dialogue, Le Moine et le Philosophe, traduit en 21 langues (Pocket-1999), avec l'astrophysicien Trinh Xuan Thuan, de L'infini dans la paume de la main (Nil éditions-2000), du best-seller Plaidoyer pour le bonheur (Nil éditions - 2004 ) et du conte spirituel La Citadelle des Neiges (Nil éditions-2005). 

Il a également traduit du tibétain de nombreux ouvrages dont La Vie de Shabkar , Les cent conseils de Padampa Sanguié, Au seuil de l'Éveil, et La fontaine de grâce (Padmakara-1995). Son premier livre a été vendu à plus de 350000 exemplaires en France. Tous ses livres lui rapportent de l'argent qu'il reverse dans des projets humanitaires appelés projets Karuna-Séchèn, au Tibet, au Népal et en Inde (cliniques, écoles, orphelinats, ponts).

Il photographie depuis quarante ans les maîtres spirituels, la vie dans les monastères, l'art et les paysages du Tibet, du Bhoutan et du Népal et est l'auteur de plusieurs livres de photographies, dont, en français, L'Esprit du Tibet, Moines danseurs du Tibet (Seuil-1996 ), avec Danielle et Olivier Föllmi , Himalaya Bouddhiste (La Martiniére-2002), Tibet, regards de compassion (La Martinière-2006) et Un voyage immobile (La Martinière-2007), L'Himalaya vu d'un ermitage (La Martinière-2002).

Depuis 2000, il fait partie du Mind and Life Institute, qui facilite les rencontres entre la science et le bouddhisme et il participe activement à des travaux de recherche qui étudient l'influence de l'entraînement de l'esprit à long terme sur le cerveau (plasticité neuronale), qui se poursuivent aux Universités de Madison-Wisconsin, Princeton, Berkeley aux États-Unis et Maastricht en Hollande.

- Plaidoyer pour l’altruisme, ED. Nil, 2013

- Plaidoyer pour les animaux, Allary Editions, 2014

- Trois amis en quête de sagesse (avec Christophe André et Alexandre Jollien), L’Iconoclaste-Allary Editions, 2016

RAINER MARIA RILKE

L'amour d'un être humain pour un autre est peut-être l'épreuve la plus difficile pour chacun de nous, c'est le plus haut témoignage de nous-même ; l'oeuvre suprême dont toutes les autres ne sont que les préparations. C'est pour cela que les être jeunes, neufs en toutes choses, ne savent pas encore aimer ; ils doivent apprendre... 


Tout apprentissage est un temps de clôture. Ainsi pour celui qui aime, l'amour n'est longtemps, et jusqu'au large de la vie, que solitude, solitude toujours plus intense et plus profonde. L'amour ce n'est pas dès l'abord se donner, s'unir à un autre. (Que serait l'union de deux êtres encore imprécis, inachevés, dépendants ?) L'amour, c'est l'occasion unique de mûrir, de prendre forme, de devenir soi-même un monde pour l'amour de l'être aimé. C'est une haute exigence, une ambition sans limite, qui fait de celui qui aime un élu qu'appelle le large. Dans l'amour quand il se présente, ce n'est que l'obligation de travailler à eux-mêmes que les êtres jeunes devraient voir. Se perdre dans un autre, se donner à un autre, toutes les façons de s'unir ne sont pas encore pour eux... Le don de soi-même est un achèvement...


Pas plus que dans la mort qui est difficile, dans l'amour, lui aussi difficile, celui qui va gravement n'aura l'aide d'aucune lumière, d'aucune réponse déjà faite, d'aucun chemin tracé d'avance... Mais si, à force de constance, nous acceptons de subir l'amour comme un dur apprentissage, au lieu de nous perdre aux jeux faciles et frivoles qui permettent aux hommes de se dérober à la gravité de l'existence, - alors peut-être un insensible progrès, un certain allégement pourra venir à ceux qui nous suivront, et longtemps encore après nous. Et ce serait beaucoup...


La femme qu'habite une vie plus spontanée, plus féconde, plus confiante, est sans doute plus mûre, plus près de l'humain que l'homme, - le mâle prétentieux et impatient, qui ignore la valeur de ce qu'il croit aimer, parce qu'il ne tient pas aux profondeurs de la vie, comme la femme, par le fruit de ses entrailles. Cette humanité qu'a mûrie la femme dans la douleur et dans l'humiliation verra le jour quand la femme aura fait tomber les chaînes de sa condition sociale. Et les hommes qui ne sentent pas venir ce jour seront surpris et vaincus. Un jour... la jeune fille sera ; la femme sera... la femme dans sa véritable humanité. 


Un tel progrès transformera la vie amoureuse aujourd'hui si pleine d'erreurs. L'amour ne sera plus le commerce d'un homme et d'une femme, mais celui d'une humanité avec une autre. Plus près de l'humain, il sera infiniment délicat et plein d'égard, bon et clair dans toutes les choses qu'il noue ou dénoue. Il sera cet amour que nous préparons, en luttant durement : deux solitudes se protégeant, se complétant, se limitant, et s'inclinant l'une devant l'autre.


Lettres à un jeune poète, VII (Grasset).

APERÇU BIOGRAPHIQUE


Rainer maria Rilke est né en 1875 au sein d'une famille peu équilibrée. Il a connu une enfance difficile, angoissée, qui s'est compensée dans une intense activité littéraire. A 21 ans il quitte Prague pour une vie errante traversée de relations brèves, sauf celle avec Lou Andreas-Salomé qui devint, après avoir été sa maîtresse, sa grande amie. 

Ses multiples voyages le conduisent en Allemagne, en Russie et en France. Il arrive à Paris en 1902 où il découvre Rodin et vit auprès de lui quelques mois qui ont eu une influence profonde sur son oeuvre. 

Suite à une crise profonde où il expérimente une véritable sécheresse poétique, il se remet à voyager en Espagne, en Égypte, à Venise. Il songe même à se faire psychanalyser, puis y renonce. Les années de guerre, qu'il passe surtout à Munich, l'enfoncent dans la déprime. Et puis son inspiration reprend et ce sont, en 1922, les Élégies de Duino et les Sonnets à Orphée.

Après cela, il continue à écrire dans son ermitage de Muzot où il s'est fixé. Il meurt en 1926 d'une piqûre de rose, à l'âge de 51 ans.

Bien que laissant une oeuvre inégale, Rilke et un grand créateur et l'un de nos plus grands poètes. Plus, un mystique hors cadre chez lequel de nombreux chercheurs - Etty Hillesum entre autres - ont puisé des lumières pour leur vie.


L'OEUVRE


Elle se répartit sous trois rubriques : la poésie, l'oeuvre en prose et la correspondance (plus de 18000 lettres). On peut la trouver traduite aux éditions du Seuil, en trois tomes.

De la correspondance émerge les Lettres à un jeune poète (Grasset - 1991) : un bijou d'humanisme et de pédagogie.

ROMAIN ROLLAND

e ne crois pas, pour ma part, à un seul Dieu personnel, ni surtout à un Dieu de la seule douleur. Mais je crois que - douleur et joie mêlées, et avec elles toutes les formes de la vie - il n'est de Dieu que ce qui, dans l'homme et dans les hommes et dans l'univers, est une naissance perpétuelle. La Création se renouvelle, à chaque instant. La religion n'est jamais une oeuvre accomplie. Elle est l'acte et la volonté d'agir, sans repos. Elle est le jaillissement de la source. Jamais l'étang.


Je suis d'un pays de rivières. Je les aime comme des êtres vivants. Et je comprends mes ancêtres qui leur versaient le vin et le lait. Or, de toutes les rivières, la plus sacrée est celle qui sourd, à tous moments, du fond de l'âme, de ses basaltes, de ses sables, et de ses glaciers. Là est la Force première, que je nomme religieuse. Elle est commune à l'art et à l'action, aux sciences et aux religions, à tout ce fleuve de l'Âme, que de l'insondable et sombre réservoir, entraîne l'irrésistible pente vers l'océan de l'Être, conscient, réalisé, dominé. Et, de même que l'eau remonte ensuite en vapeurs, de la mer aux nuées du ciel, qui réglementant le réservoir des fleuves, les cycles de création s'enchaînent sans interruption. Et de la source à la mer, et de la mer à la source, tout est la même Énergie, l'Être sans début ni fin, qu'il m'est indifférent qu'on nomme Dieu (et quel dieu ?) ou Force (et quelle force ?) Fût-elle dite Matière ; quelle matière est-ce donc qui désigne également les énergies de l'Esprit ?... Des mots, des mots !... L'essence est l'Unité, non pas abstraite, mais vivante. Et c'est elle que j'adore, ainsi que les grands croyants et les grands ignorants, qui la portent en eux, conscients ou inconscients...


Je vois le "Dieu" dans tout ce qui existe. Je le vois tout entier dans le moindre segment, comme dans le Tout cosmique. Nulle diversité d'essence. Et quant à la puissance, elle est partout infinie : celle qui gît dans une pincée de poussière pourrait, si l'on savait, faire sauter un monde. La seule différence est qu'elle est plus ou moins concentrée, au coeur d'une conscience, d'un moi, ou bien d'un noyau d'atome. Le plus grand homme n'est qu'un plus clair miroir du soleil qui se joue en chaque goutte de rosée.


La Vie de Ramakrishna (Éd. Stock)

APERÇU BIOGRAPHIQUE


Romain Rolland naît en 1866. Après des études universitaires poussées (agrégation d'histoire - doctorat de lettres) il enseigne l'histoire de l'art à l'École normale et l'histoire de la musique à la Sorbonne. Ses publications concernent d'abord le théâtre. A trente ans, il a déjà écrit une dizaine de pièces. Il vient ensuite au roman et publie, en 10 volumes, Jean-Christophe, épopée de l'Europe de l'avant-guerre qui a beaucoup de succès. Durant la guerre de 14-18, il se trouve en Suisse où il déploie des activités journalistiques pour tenter d'apaiser les esprits. 

En 1916, il reçoit le prix Nobel de littérature et se tourne alors vers l'Inde dont la sagesse le séduit. Il devient l'ami de Tagore et de Gandhi dont il publie une biographie ainsi que celles de Ramakrishna et Vivekanada. Mais la Russie l'attire aussi et il écrit une biographie de Tolstoï. Président d'honneur du Comité international antifasciste en 1933, il prend en 1936 le parti du Front populaire et s'installe en 1938 à Vezelay où il devient l'ami de Claudel. Il y passe la guerre et meurt en 1944.

Romain Rolland disait : "Je me moque de la littérature. Si on lit ce que je fais comme de la littérature, on ne me comprend certainement pas." C'est que dans ses écrits et par-delà eux il a cherché surtout à exprimer et à vivre un humanisme et une mystique. Homme profondément religieux, bien qu'aucune religion ne l'ai jamais séduit, il écrivait aussi : "Je n'appelle pas héros ceux qui ont triomphé par la pensée ou par la force. J'appelle héros, seuls, ceux qui furent grands par le coeur."


L'OEUVRE


L'oeuvre de Romain Rolland est considérable. Nous ne donnons ici que quelques ouvrages provenant de son intérêt pour l'Inde et la Russie.

- Inde, Journal 1915-1943 (Albin Michel)

- Mahatma Gandhi (Stock)

- La Vie de Ramakrishna (Stock)

- La Vie de Vivekananda (Stock).

- La Vie de Tolstoï (Albin Michel).

CLÉMENT ROSSET

L'homme joyeux se réjouit certes de ceci ou de cela en particulier ; mais à l'interroger davantage on découvre vite qu'il se réjouit aussi de tel autre ceci et de tel autre cela, et encore de telle et telle autre chose, et ainsi de suite à l'infini. Sa réjouissance n'est pas particulière mais générale : il est "joyeux de toutes les joies".


Il y a dans la joie un mécanisme approbateur qui tend à déborder l'objet particulier qui l'a suscitée pour affecter indifféremment tout objet et aboutir à une affirmation du caractère jubilatoire de l'existence en général. La joie apparaît ainsi comme une approbation inconditionnelle de toute forme d'existence présente, passée ou à venir.


L'homme véritablement joyeux se reconnaît paradoxalement à ceci qu'il est incapable de préciser de quoi il est joyeux. Il n'est aucun bien du monde qu'un examen lucide ne fasse apparaître en définitive comme dérisoire et indigne d'attention, ne serait-ce qu'en considération de sa constitution fragile, de sa position à la fois éphémère et minuscule dans l'infinité du temps et de l'espace. L'étrange est que cependant la joie demeure, quoique suspendue à rien et privée de toute assise... La joie constitue ainsi toujours une sorte d'"en plus", et c'est cet en plus que l'homme joyeux est incapable d'expliquer et même d'exprimer... Perdue entre le trop et le trop peu à dire, l'approbation de la vie demeure à jamais indicible ; toute tentative visant à l'exprimer se dissout nécessairement dans un balbutiement.


La joie, telle la rose dont parle Angelus Silesius dans le Pèlerin chérubinique, peut à l'occasion se passer de toute raison d'être... c'est même peut-être dans la situation la plus contraire, dans l'absence de tout motif raisonnable de réjouissance, que l'essence de la joie se laissera le mieux saisir... L'accumulation d'amour en quoi consiste la joie est au fond étrangère à toutes les causes qui la provoquent, même s'il lui arrive de ne devenir manifeste qu'à l'occasion de telle ou telle satisfaction particulière... Elle apparaît ainsi comme indépendante de toute circonstance propre à la provoquer (comme elle est aussi indépendante de toute circonstance propre à la contrarier).


Aucun objet ne saurait à lui seul rendre joyeux. Ou plutôt, il arrive bien à un objet quelconque de rendre joyeux : mais le sort paradoxal d'un tel objet est de donner alors plus qu'il n'a effectivement à donner, plus que ce qu'il possède objectivement... La joie est un plein qui se suffit à lui-même et n'a besoin pour être d'aucun apport extérieur... Elle ne se distingue en aucune façon de la joie de vivre, du simple plaisir d'exister : un plaisir plutôt pris au fait qu'il y ait de l'existence en général qu'au fait de son existence personnelle.


La saveur de l'existence est celle du temps qui passe et change, du non-fixe, du jamais certain, inachevé ; c'est d'ailleurs en cette mouvance que consiste la meilleure et plus sûre permanence de la vie... Le charme de l'automne, par exemple tient moins au fait qu'il est l'automne qu'au fait qu'il modifie l'été avant de se trouver à son tour modifié par l'hiver.


La langue courante en dit beaucoup plus long qu'on ne pense lorsqu'elle parle de "joie folle" ou déclare de quelqu'un qu'il est "fou de joie". Tout homme joyeux est nécessairement et à sa manière un déraisonnant. Mais il s'agit là d'une folie qui permet d'éviter toutes les autres, de préserver de l'existence névrotique et du mensonge permanent. À ce titre elle constitue la grande et unique règle du savoir-vivre.


Reste que ce secours de la joie demeure à jamais mystérieux, impénétrable aux yeux mêmes de celui qui en éprouve l'effet bienfaisant. Car au fond rien n'a changé pour lui et il n'en sait pas plus long qu'avant : il n'a aucun argument nouveau à invoquer en faveur de l'existence, et cependant il tient désormais la vie pour indiscutablement et éternellement désirable.


Tout ce qui ressemble à de l'espoir, à de l'attente, constitue un défaut de force, un signe que l'exercice de la vie ne va plus de soi, se trouve en position attaquée et compromise. Un signe que le goût de vivre fait défaut et que la poursuite de la vie doit dorénavant s'appuyer sur une force substitutive : non plus sur le goût de vivre la vie que l'on vit, mais sur l'attrait d'une vie autre et améliorée que nul ne vivra jamais... A l'opposé, la joie constitue la force par excellence, ne serait-ce que dans la mesure où elle dispense précisément de l'espoir, la force majeure en comparaison de laquelle toute espérance apparaît comme dérisoire, substitutive, équivalant à un succédané et à un produit de remplacement.


Clément Rosset, La force majeure (Éd. de Minuit - 1983)

L'OEUVRE


Outre La force majeure, qui est l'un de ses essais les plus réussis, Clément Rosset a publié aux Éditions de Minuit dans la collection "Critique" : 

- Le réel, traité de l'idiotie, 1977.

- L'objet singulier, 1979.

- Le philosophe et les sortilèges, 1985.

- Le principe de cruauté, 1988.

- Principes de sagesse et de folie, 1991.

Il est aussi connu pour ses études sur Schopenhauer et Nietzsche.

- Faits divers, PUF, 2013

- L’endroit du paradis. Trois études, Les Belles Lettres, 2018

- Ecrits intimes (Ed. de Minuit, 2019)

Clément Rosset est décédé en mars 2018.