Où il est traité du plus proche moyen de monter à l'union à Dieu, qui est la foi, et de la seconde partie de cette nuit que nous avons dit appartenir à l'esprit,
et qui est contenue dans la seconde strophe que voici :
Dans l'obscur et très sûre,
par l'échelle secrète, déguisée,
ô l'heureuse aventure,
dans l'obscur, en cachette,
ma maison désormais apaisée.
Chapitre premier
Dans cette seconde strophe, l'âme chante l'heureuse aventure qui a été la sienne de se dénuer de toutes ses imperfections et désirs d'appropriation, et d'entrer dans cette obscurité intérieure qui est la nudité d'esprit en toutes choses, s'appuyant seulement sur la pure foi et montant par elle à Dieu. C'est pourquoi celle-ci est appelée ici échelle secrète... échelle qui grimpe et pénètre jusqu'au profond de Dieu.
Elle dit qu'elle allait "déguisée", ajoute Jean de la Croix parce que sa façon naturelle d'agir ayant été changée en divine, ni le monde, ni la chair, ni le diable ne pouvaient la reconnaître. Ainsi, elle put sortir dans l'obscur, en cachette, prenant la foi pour guide d'aveugle et sortant de toutes les imaginations naturelles et raisons spirituelles.
Dans cette nuit spirituelle, sa maison est désormais apaisée, c'est-à-dire que les impétuosité et anxiétés sensibles de la nuit des sens se sont calmées. Car pour aller en la nuit du sens et se dénuer du sensible, il fallait des pressures d'amour sensibles. Mais pour achever d'apaiser la maison de l'esprit, il est seulement requis que toutes les facultés et appétits soient niés en pure foi. Ce qu'étant fait, l'âme se joint avec l'Aimé dans une union de simplicité, de pureté d'amour et de ressemblance.
Dans la nuit du sens, il y a encore quelque clarté, parce que l'entendement et la raison demeurent sans s'aveugler, tandis que dans cette nuit de l'esprit - qui est la foi - il y a privation entière de lumière, tant pour le sens que pour l'entendement. D'où vient que l'âme dit en celle-ci, qu'elle allait dans l'obscur et très sûre, ce qu'elle n'a pas dit en l'autre. Moins l'âme opère avec sa propre habileté, plus sûrement elle va, car elle chemine davantage en foi.
Pure foi, nudité d'esprit, nuit spirituelle, union de simplicité : toutes ces expressions sont ici synonymes. Jean de la Croix précise qu'elles impliquent une privation entière de lumière, ce qui oblige l'âme à marcher en aveugle, "en foi".
Chapitre deux
Jean de la Croix rappelle ici que dans la nuit obscure dont il parle, on peut, comme dans la nuit physique, distinguer trois parties : une première partie qui est celle de la nuit du sens est comparée à l'avant-minuit, qui est lorsque la vue de tout objet sensible cesse , une deuxième partie est comparée à la minuit qui est la plus intime et la plus obscure, et une troisième partie : à l'avant-jour, qui avoisine immédiatement la lumière du jour... cette partie est comparée à Dieu.
Chapitre trois
Le début de ce chapitre n'est pas original. Jean de la Croix nous y répète ce qu'on lui a enseigné en théologie, à savoir que la foi est un "habitus" de l'âme certain et obscur qui fait croire des vérités révélées par Dieu même, vérités qui sont au-dessus de toute lumière naturelle et surpassent tout entendement. Il rappelle aussi ce que dit saint Paul, à savoir que la foi nous vient par l'ouïe.
Vers la fin, son propos devient plus mystique et se réfère à Ex 14, 20, c'est-à-dire au passage où sur le point d'entrer dans la Mer rouge, les enfants d'Israël pouvaient voir sur eux une nuée qui éclairait la nuit. Cette nuée dit-il figurait la foi . En effet, la foi, qui est une nuée obscure et ténébreuse pour l'âme, avec sa ténèbre éclaire et donne lumière aux ténèbres de l'âme.
Ainsi se vérifie aussi le propos de David qui disait : "La nuit sera mon illumination en mes délices" (Ps 138, 11). C'est comme s'il disait : dans les plaisirs de ma pure contemplation et union avec Dieu, la nuit de la foi me servira de guide.
La nuit de la foi, nonobstant son obscurité, "guide", et malgré l'épreuve qu'elle constitue, recèle "plaisirs" et délices". On retrouve là le thème de l'heureuse aventure (dichosa ventura) présent dans tout le poème.
Chapitre quatre
Ce chapitre donne des conseils pour se conduire dans la nuit de la foi.
Il faut que l'âme se vide parfaitement et volontairement de tout ce qui peut tomber en elle, soit d'en haut, soit d'en bas... Elle doit demeurer dénuée et en ténèbres, comme aveugle, s'appuyant sur la foi obscure et la prenant pour guide et lumière sans s'appuyer sur aucune des choses qu'elle entend, goûte, sent ou imagine.
Ceci parce que tout ce qu'on peut sentir et goûter de Dieu ici-bas est infiniment distant de ce qu'il est. Comme le disent Isaïe et saint Paul : "L'oeil n'a jamais vu ni l'oreille entendu et il n'est point tombé au coeur ni en la pensée de l'homme ce que Dieu a préparé à ceux qui l'aiment." (Is 44,4 et 1 Co 2, 9).
Bien que ce soit le plus haut savoir et goûter, le terme où l'âme va est par-dessus toutes choses et ainsi, par-dessus tout il lui faut passer au non savoir.
C'est pourquoi, en ce chemin, entrer dans le chemin c'est laisser son chemin ou pour mieux dire, c'est passer au terme, et laisser le moyen c'est entrer en ce qui n'a point de moyen, qui est Dieu. Car l'âme qui parvient à cet état n'a plus de moyens, ni de façons et encore moins ne s'attache, ni ne peut s'attacher à eux... D'où vient qu'arriver ici, c'est sortir de là, et sortant d'ici et de là, s'éloigner de soi, pour monter à cette hauteur très éminente.
Laissant en arrière tout ce qu'elle goûte et sent et tout ce qu'elle peut goûter et sentir en cette vie, l'âme doit souhaiter de tout son désir parvenir à ce qui excède tout sentiment et tout goût. Et afin de demeurer vide et libre pour un tel bien, elle ne doit s'attacher à rien de ce qu'elle recevra spirituellement ou sensiblement... De cette façon, dans l'obscurité, elle s'approche grandement de l'union par le moyen de la foi, qui bien qu'obscure lui donne une lumière admirable.
Et qui empêchera Dieu de faire ce qui lui plaira dans l'âme abandonnée, anéantie et dénuée ?
Nous retrouvons les aphorismes du premier livre : pour venir à goûter tout, savoir tout, être tout, veuille ne rien goûter, ne rien savoir, n'être rien (I, 13) . Cela rejoint le message que Marguerite Porete a laissé dans son principal ouvrage : "le Miroir des âmes simples et anéanties".
Chapitre cinq
Jean de la Croix aborde ici la question de l'union de l'âme avec Dieu en précisant qu'il s'agit de cette union totale et permanente selon la substance de l'âme et selon ses puissances, quant à l'habitude obscure d'union, et non quant à l'acte qui ne peut en cette vie être que passager.
Cette union et transformation de l'âme en Dieu n'est pas toujours faite, mais se fait seulement lorsqu'il y a une ressemblance d'amour ; et partant, celle-ci se nommera union de ressemblance... qui est quand les deux volontés, à savoir celle de l'âme et celle de Dieu, sont conformes en un, n'y ayant aucune chose en l'une qui répugne à l'autre.
Renaître au Saint-Esprit en cette vie, consiste en ce qu'une âme vienne à être semblable à Dieu en pureté, sans avoir en soi aucun mélange d'imperfection ; et ainsi, peut se faire une pure transformation par participation d'union, quoique non essentiellement.
L'âme peut être comparée à une vitre qui reçoit un rayon. Cette vitre devient rayon ou lumière par participation; ainsi l'âme est comme une vitre dans laquelle frappe toujours, disons mieux, en laquelle demeure toujours par nature cette lumière divine de l'Être de Dieu.
L'âme donc, faisant place (c'est-à-dire ôtant tout voile de créature) demeure aussitôt éclaircie et transformée en Dieu. Et il lui communique son être de telle sorte qu'elle paraît Dieu même et a ce que Dieu même possède. Et il se fait une telle union, lorsque Dieu accorde cette faveur surnaturelle à l'âme, que toutes les choses de Dieu et de l'âme sont unes en transformation participée ; et elle semble plus être Dieu qu'être âme, et même elle est Dieu par participation.
Jean de la Croix juge donc important de rappeler et préciser ici l'objectif et l'effet de la nuit de l'esprit, à savoir l'union à Dieu : union qui transforme, divinise. Cette union n'est pas à concevoir dans un futur lointain, mais dans un présent immédiat, dès lors que la nuit de la foi elle-même l'opère.
Chapitre six
Dans les trois facultés de l'âme que sont l'entendement, la mémoire et la volonté, les trois vertus théologales, la foi, l'espérance et la charité font le vide et l'obscurité, moyennant quoi l'âme s'unit à Dieu selon ses puissances.
La foi cause un vide et une obscurité dans l'intelligence, car elle dit ce que celle-ci ne saurait comprendre.
L'espérance met aussi la mémoire en vide et en ténèbres des choses de cette vie et de celles de l'autre. Parce que l'espérance est toujours de ce que l'on ne possède pas.
La charité, de même, fait en la volonté un vide de toutes choses, vu qu'elle nous oblige d'aimer Dieu sur toutes choses, ce qui ne se peut qu'en détachant l'affection d'elles toutes pour la mettre entièrement en Dieu.
Ainsi, ces trois vertus mettent l'âme en obscurité et dans un vide de tout.
De même qu'en la nuit sensitive nous avons donné le moyen de vider les puissances sensibles de leurs objets, quant à l'appétit, ainsi en cette nuit spirituelle, nous donnerons le moyen de vider et purifier les puissances spirituelles de tout ce qui n'est point Dieu, et de les faire demeurer en l'obscurité de ces trois vertus, qui sont le moyen et la disposition pour l'union de l'âme avec Dieu.
Toutefois, on doit prendre garde que maintenant je parle spécialement à ceux qui ont commencé d'entrer dans l'état de contemplation.
Avec les vertus théologales, Jean de la Croix aborde un thème essentiel dans son oeuvre. Il les présente ici sous le jour de détachement qu'elles opèrent : la foi libère l'intelligence de ses connaissances partielles, l'espérance soulage la mémoire de ses souvenirs fragmentaires, et la charité délivre la volonté de ses affections particulières. Ces trois vertus ciblent Dieu avant toutes choses. Mais ce détachement, précise-t-il, ne peut s'effectuer qu'une fois entré dans l'état de contemplation, c'est-à-dire lorsque Dieu a commencé à prendre en main la purification de la psyché humaine.
Notons au passage que l'espérance, selon lui, vide aussi la mémoire des connaissances et des attentes concernant la vie future, cela pour la ramener à espérer le Dieu ici présent.
Chapitre sept
Reprenant la parole évangélique sur la porte étroite, le chemin resserré qui mène à la vie (Mt 7, 14), Jean de la Croix insiste ici sur le dépouillement nécessaire à l'âme qui veut l'emprunter. Il parle de désappropriation, de désembarrassement : non seulement l'âme doit être dépêtrée de tout ce qui est de la part des créatures, mais aussi elle doit cheminer étant désappropriée et anéantie de tout ce qui est de la part de l'esprit.
Je voudrais persuader les spirituels, dit-il, que ce chemin de Dieu ne consiste pas en une multiplicité de considérations ni de moyens, ni de manières, ni de goûts, encore que cela soit d'une certaine façon nécessaire aux commençants, mais en une seule chose nécessaire, qui est de savoir se renoncer à bon escient selon l'extérieur et l'intérieur.
Pour encourager à ce renoncement, il donne l'exemple du Christ qui n'eut pas, durant sa vie, d'endroit où reposer la tête (Mt 8, 20) et encore moins durant son agonie et sa mort. De plus ajoute-t-il, il est clair qu'à l'instant de sa mort, il fut aussi anéanti en son âme sans aucune consolation ni soulagement, son Père le laissant ainsi en une intime aridité, ce qui le fit s'écrier sur la croix : "Mon Dieu ! Mon Dieu ! pourquoi m'as-tu abandonné ?" (Mt 17, 46) Lequel délaissement fut le plus grand qu'il souffrit durant ce séjour mortel. Aussi fit-il en lui le plus grand oeuvre de toute sa vie, plus que par ses miracles et ses merveilles, ce qui fut de réconcilier et unir le genre humain par grâce avec Dieu.
Il s'agit donc pour le spirituel de comprendre le mystère de la porte et du chemin du Christ, pour s'unir à Dieu... Lorsqu'il sera réduit à rien - ce qui sera dans l'extrême humilité - alors l'union spirituelle sera faite entre l'âme et Dieu, ce qui est le plus grand et le plus haut état où l'on puisse parvenir en cette vie. Celui-ci ne consiste donc pas en pertissement, ni en goûts, ni en sentiments spirituels, mais en une vive mort de croix sensible et spirituelle, c'est-à-dire extérieure et intérieure.
Le seul commentaire que l'on pourrait ajouter à ce texte est la parole évangélique elle-même : "Si le grain ne meurt, il ne porte pas de fruit..."
Chapitre huit
Avant que nous traitions du moyen propre et proportionné pour s'unir à Dieu - qui est la foi - il est convenable de montrer comment il n'y a chose créée, ni pensée, qui puisse servir à l'entendement de propre moyen pour s'unir à Dieu ; et comment tout ce que l'entendement peut acquérir lui est plutôt d'empêchement que de moyen, s'il voulait s'y attacher.
A quoi il faut prendre garde qu'entre toutes les créatures supérieures et inférieures, il n'y en a point qui joigne de près à Dieu, ni qui ressemble à son être. Car, encore qu'il soit vrai que toutes aient une certaine relation à Dieu et un vestige de Lui, néanmoins il n'y a aucun rapport ni ressemblance essentiels de Dieu à elles, au contraire, il y a une distance infinie entre son être divin et le leur.
Bref, toutes les créatures ne peuvent servir à l'entendement de moyen proportionné pour atteindre Dieu... Tout ce que l'imagination peut imaginer et l'entendement recevoir et comprendre en cette vie n'est ni ne peut être un prochain moyen pour l'union à Dieu... Pour y arriver l'intelligence doit plutôt cheminer sans comprendre que de vouloir comprendre, et plutôt en s'aveuglant et mettant en ténèbres qu'en ouvrant les yeux, pour s'approcher plus près du rayon divin.`
On nomme la contemplation par laquelle l'entendement a la plus haute connaissance de Dieu : théologie mystique, c'est-à-dire sagesse secrète de Dieu, parce qu'elle est cachée à l'entendement même qui la reçoit. Et pour cela saint Denis l'appelle rayon de ténèbre.
Après avoir insisté sur la transcendance de Dieu par rapport à tout le créé, Jean de la Croix déclare que nonobstant celle-ci, Dieu se communique à l'intelligence humaine, et il résume ce paradoxe d'une transcendance qui se donne à connaître dans l'oxymore du "rayon de ténèbre".
Chapitre neuf
Ainsi, afin que l'entendement soit disposé à cette union divine, il faut qu'il demeure net et vide de tout ce qui peut tomber sous les sens, et dénué et désoccupé de tout ce qu'il peut lui-même clairement comprendre ; de sorte qu'il demeure intimement en repos, apaisé et établi en la foi, laquelle seule est le plus proche et le plus proportionné moyen d'unir l'âme à Dieu .
Ce conseil est étayé de plusieurs citations scripturaires, entre autres : "Il a mis l'obscurité sous ses pieds, a monté par-dessus les Chérubins et a volé sur les ailes des vents, et pour cachette, il a mis les ténèbres et une eau ténébreuse." (Ps 17, 10 ss).
Chapitre dix
Dans ce court chapitre, Jean de la Croix fait l'inventaire de toutes les connaissances que notre intelligence peut appréhender.
- Les connaissances naturelles, par voie corporelle ou intellectuelle.
- Les connaissances surnaturelles par voie corporelle (sens extérieurs ou intérieurs, c'est-à-dire l'imagination) et par voie spirituelle. Les spirituelles sont de deux sortes : particulières (visions, révélations, paroles et sentiments spirituels), et générale, obscure, à savoir la contemplation qui se donne en foi. C'est en elle qu'il faut mettre l'âme, l'acheminant à elle par le moyen de toutes ces autres connaissances particulières, et puis la dénuant d'elles.
Chapitre onze
Autant le chapitre précédent était court, autant celui-ci est long, et cela malgré qu'il ait été beaucoup abrégé, nous dit Jean de la Croix lui-même. Il s'explique de cette longueur en disant que ce qu'il dit là doit éclaircir ce qu'il développera par la suite.
Le thème est celui des connaissances surnaturelles qui affectent l'âme par la voie des sens corporels et extérieurs. L'intention est de dissuader celle-ci de leur attacher quelque intérêt. Les raisons données sont les suivantes :
1) La vision corporelle ou le sentiment en quelqu'un des autres sens - aussi bien qu'en toute autre communication plus intérieure - si elle est de Dieu, opère son effet en l'esprit à l'instant qu'elle paraît ou se sent, sans qu'il faille attendre que l'âme délibère si elle le voudra ou non.
2) Si on leur accorde attention et importance, il en résulte six inconvénients :
Le premier est que la foi qui est au-delà des sens diminue et qu'ainsi on s'écarte du seul moyen apte à réaliser l'union à Dieu .
Le second est que l'esprit ne vole pas à l'invisible.
Le troisième est que l'âme devient propriétaire de ces choses et ne chemine pas au véritable abandon et à la nudité d'esprit.
Le quatrième, qu'elle en perd l'effet et l'esprit qu'elles causent intérieurement, cela parce qu'elle attache ses yeux au sensible qui est le moins important.
Le cinquième est qu'elle va perdant les bienfaits de Dieu
Le sixième est qu'elle ouvre la porte au diable.
Conclusion : il est toujours expédient à l'âme de les rejeter à yeux clos, de quelque part qu'elles viennent.
En rédigeant ce chapitre qui se situe dans la pure ligne de sa pédagogie du détachement, Jean de la Croix fait plusieurs allusions aux "Livre des demeures" de Thérèse d'Avila. Aussi on peut estimer que c'est en pensant à elle et à ses nombreuses visions qu'il achève ce chapitre en écrivant : qu'on prenne bien garde à ne jamais les admettre si ce n'est quelquefois, avec un avis exceptionnel et alors sans le désirer nullement. Cet avis, Thérèse l'a souvent demandé et obtenu de ses confesseurs. Elle entre donc dans la catégorie d'exception, envisagée probablement à cause d'elle, par Jean de la Croix.
Chapitre douze
Avant de parler des visions imaginaires surnaturelles, Jean de la Croix préfère parler des appréhensions naturelles de l'imagination qui, dit-il, ne sont pas un moyen proportionné pour atteindre l'union à Dieu.
Celles-ci peuvent servir à la méditation qui est un acte de discours par le moyen des images, formes et figures , comme imaginer le Christ crucifié, ou attaché à la colonne, ou en un autre épisode, ou Dieu comme un grand feu, ou comme une lumière, ou sous d'autres formes... Bien qu'il soit nécessaire aux commençants d'avoir ces considérations, ces formes et moyens de méditations pour stimuler et séduire l'âme par le sens et qu'ainsi ils leur servent de moyens éloignés pour s'unir à Dieu... néanmoins, ce doit être de telle sorte qu'ils passent par eux, sans s'y arrêter. Autrement ils n'arriveraient jamais au terme.
En fait, plus l'âme s'avance en esprit, plus cesse l'oeuvre de ses facultés dans des actes particuliers. Elle se met en un seul acte général et pur... C'est pourquoi, il est pitoyable de voir qu'il y en a beaucoup qui persistent à vouloir se servir activement de considérations particulières... Il faut dire à ceux-là qu'ils apprennent à demeurer avec attention et un regard amoureux en Dieu en cette quiétude, sans se soucier de l'imagination, vu qu'alors le facultés se reposent recevant ce que Dieu opère en elles ; et si parfois elles opèrent un peu, ce n'est pas avec effort, ni avec un discours bien construit, mais avec une douceur d'amour, étant plus mues par Dieu que par leur propre habileté.
Chapitre treize
Dans la foulée du précédent chapitre, où Jean de la Croix aborde le problème de l'oraison de quiétude, celui-ci donne les signes qui indiquent que ce type d'oraison se produit et la conduite qu'il faut alors tenir. Relevons au passage que nous débordons ici encore du thème de la nuit active sur la passive. Mais comment traiter de l'une sans l'autre ? Jean de la Croix ne cessera, tout au long de son traité, d'opérer ces digressions incontournables.
Concernant le passage de la méditation à la contemplation et les signes qui permettent de savoir quand il faut laisser l'exercice de la première pour la quiétude de la seconde, Jean de la Croix en donne trois au spirituel :
Le premier est de voir en soi qu'il ne peut plus méditer ni discourir avec l'imagination et qu'il n'y a plus de goût comme auparavant : au contraire, il trouve désormais de l'aridité en ce où il avait l'habitude de ficher le sens et d'en tirer du suc.
Le deuxième est quand il voit qu'il n'a aucune inclination de mettre l'imagination, ni le sens en d'autres choses particulières, extérieures ni intérieures.
Le troisième et le plus certain est si l'âme prend plaisir d'être seule avec attention amoureuse à Dieu, sans considération particulière, en paix intérieure, quiétude et repos, sans acte ni exercice des facultés... Qu'elle demeure alors avec l'attention et connaissance générale amoureuse que nous disons, sans intelligence particulière et sans en comprendre l'objet.
Le spirituel doit voir en soi pour le moins ces trois marques conjointement pour se risquer à quitter sûrement l'état de la méditation et du sens et entrer en celui de la contemplation et de l'esprit. Il ne suffit pas d'avoir la première seule sans la seconde : car il pourrait se faire que cette impuissance d'imaginer et de méditer en les choses de Dieu, comme il avait coutume auparavant, lui vînt par sa distraction et par son peu de soin. C'est pourquoi il doit voir aussi en soi la seconde, qui est de n'avoir envie ni appétit de penser en autres choses étrangères...
Et il ne suffit pas non plus de voir en soi le premier et le second signe, si le troisième n'y est conjointement : parce qu'encore qu'il voie ne pouvoir discourir ni penser en les choses de Dieu, et qu'il n'ait non plus d'envie de penser en d'autres choses différentes, cela pourrait procéder de la mélancolie ou de quelque autre mauvaise humeur du cerveau ou du coeur... Il doit avoir la troisième marque, qui est une connaissance et une attention amoureuse en paix.
Chapitre quatorze
Conscient de l'importance des signes qu'il vient de donner, Jean de la Croix poursuit sur le même thème dans ce chapitre et tente d'en montrer la convenance.
Quant au premier signe, qui consiste dans le dégoût de la méditation et du discours, il indique que tout le bien spirituel que l'âme devait trouver dans les choses de Dieu par cette voie est désormais acquis en substance et que la pratique réitérée de la méditation finit par engendrer dans l'âme l'habitude de la contemplation . Car il faut savoir que la fin de la méditation et du discours en les choses de Dieu, c'est de tirer quelque connaissance et amour de Dieu, et à chaque fois que, par la méditation, l'âme la tire, c'est un acte ; et comme plusieurs actes - en quelque chose que ce soit - viennent à engendrer une habitude en l'âme, de même, beaucoup d'actes de ces connaissances amoureuses que l'âme a tirées d'une fois à l'autre en particulier, se continuent tellement par l'usage, qu'il s'en fait une habitude. Ce que Dieu a aussi accoutumé de faire en de nombreuses âmes sans le moyen de ces actes (au moins sans qu'il en ait précédé beaucoup) les mettant incontinent en contemplation. De sorte que, ce que l'âme tirait auparavant d'une fois à l'autre, en travaillant à méditer à l'aide de connaissances particulières, s'est désormais par l'usage fait et tourné en elle en habitude et en substance d'une connaissance amoureuse générale, non distincte ni particulière comme auparavant.
C'est pourquoi, se mettant en oraison - comme celui qui a déjà puisé l'eau - elle boit à son aise avec suavité, sans qu'il soit besoin de la tirer des aqueducs des considérations passées, des formes et des figures. De sorte qu'aussitôt qu'elle se présente devant Dieu, elle se met en acte d'une connaissance confuse, amoureuse, paisible et tranquille, et y boit la sagesse, l'amour et la saveur.
L'âme donc ne peut se passer de ce signe double : dégoût de la méditation et paix de la contemplation . Le regard amoureux et général de Dieu lui est nécessaire, car si elle ne l'avait pas, il s'ensuivrait qu'elle ne ferait rien, et n'aurait rien ; parce que, en laissant la méditation - par le moyen de laquelle elle opère, discourant avec les puissances sensitives - et lui manquant aussi la contemplation - qui est la connaissance générale en laquelle l'âme tient ses facultés spirituelles appliquées, à savoir : la mémoire, l'entendement et la volonté unies en cette connaissance qui est opérée et reçue en elles - elle manquerait infailliblement de tout exercice envers Dieu.
Mais, ajoute-t-il, il faut savoir ici que cette connaissance générale dont nous parlons est parfois si subtile et délicate - principalement quand elle est plus pure, plus simple, plus parfaite, plus spirituelle et plus intérieure - que l'âme, encore qu'elle y soit employée, ne la voit ni ne la sent.
De plus, l'âme demeure parfois comme en un grand oubli, de sorte qu'elle ne saurait dire où elle était, ni ce qui s'est fait et il ne lui semble pas qu'un temps se soit passé en elle. D'où il peut se faire, et cela arrive, que plusieurs heures se passent en cet oubli, et que l'âme revenant à soi, il lui semble que cela n'a pas duré ou qu'il n'y a rien eu.
La cause de cet oubli est la pureté et la simplicité de cette connaissance, laquelle occupant l'âme la rend aussi simple, pure et nette de toutes les appréhensions et formes du sens et de la mémoire, par où l'âme opérait dans le temps. Et ainsi elle la laisse en oubli et sans temps. D'où vient que cette oraison, encore qu'elle soit fort longue semble très courte à l'âme, parce qu'elle a été unie en pure intelligence laquelle n'est pas dans le temps. Et c'est la prière courte qu'on dit pénétrer les cieux : courte, parce quelle n'est pas dans le temps ; et qui pénètre les cieux, à cause que l'âme est unie en intelligence céleste... Ce que David, retournant à soi de cet oubli, dit lui être arrivé : "Je me suis éveillé et je suis devenu comme un passereau solitaire sur le toit." Solitaire, à savoir rendu étranger et abstrait de toutes choses ; sur le toit, c'est-à-dire l'esprit étant élevé en haut, et ainsi l'âme demeure comme ignorante de toutes choses, parce qu'elle ne sait que Dieu, et encore ne sait-elle comment cela se fait... C'est pourquoi aussi l'Épouse, dans le Cantique dit : "Quoique je dorme mon coeur veille."
Précisons toutefois que cette connaissance ne cause pas nécessairement cet oubli... C'est assez que l'entendement soit abstrait de toute connaissance particulière, soit temporelle, soit spirituelle, et que la volonté n'ait envie de penser ni aux unes, ni aux autres, parce qu'alors, c'est le signe que l'âme est occupée.
Par ailleurs, quand cette connaissance se communique conjointement à la volonté - ce qui, plus ou moins, est presque toujours - l'âme ne manque pas de comprendre, si elle veut y regarder, qu'elle est employée et occupée en cette connaissance, pour autant qu'elle s'y sent avec une saveur d'amour, sans savoir ni entendre particulièrement ce qu'elle aime. C'est pourquoi elle l'appelle connaissance amoureuse générale.
Jean de la Croix termine son chapitre en s'excusant de sa longueur : ce genre d'explication est rarement donné dit-il, et il fallait y insister. Il y a là en effet des conseils importants pour se conduire dans l'oraison. Est abordé aussi un problème qui fera par la suite couler beaucoup d'encre : celui de la contemplation acquise. Nous n'entrerons pas dans le détail de ces débats. Relevons simplement que la position de Jean de la Croix est équilibrée : équilibre qui provient sans aucun doute de son expérience personnelle. Nous la résumerions ainsi : la pratique de la méditation, c'est-à-dire l'usage du discours religieux dans l'oraison, est une étape importante à ne pas court-circuiter trop tôt. D'autant que sa pratique conduit à l'établissement d'une relation simple et silencieuse avec Dieu que Jean de la Croix nomme contemplation. Celle-ci pourtant peut se produire sans de longs préalables méditatifs. Elle se produit alors comme une sorte d'intervention de Dieu. Quoi qu'il en soit, qu'il s'agisse d'une contemplation obtenue au terme d'un usage prolongé de la méditation ou survenant comme une grâce imprévue, la contemplation est une connaissance confuse, amoureuse et paisible que les spirituels doivent savoir identifier et à laquelle ils doivent s'abandonner.
Chapitre quinze
Revenant sur son explication de la contemplation comme habitude acquise par la pratique répétée de la méditation, Jean de la Croix précise dans ce chapitre que, dans les débuts, cette habitude n'est pas encore bien établie, de sorte que ceux qui la pratiquent n'ont pas une si parfaite habitude en cette connaissance qu'ils se puissent mettre en son acte aussitôt qu'ils le voudront. Par ailleurs, ils ne sont pas si éloignés de la méditation qu'ils ne puissent méditer ni discourir parfois comme ils le faisaient auparavant. C'est pourquoi, quand ils verront, grâce aux signes indiqués, que l'âme n'est pas employée en ce repos ou connaissance, ils devront se servir du discours jusqu'à ce qu'ils aient acquis l'habitude que nous avons dite en quelque sorte parfaite - ce qui sera lorsque chaque fois qu'ils voudront méditer, aussitôt ils demeureront en cette connaissance et paix sans pouvoir méditer ni même en avoir envie.
Ainsi, souvent l'âme se trouvera en cette amoureuse ou paisible assistance, sans rien opérer avec ses facultés... et souvent elle aura besoin de s'aider doucement et modérément du discours pour s'y mettre. Mais quand elle y est établie, alors elle ne travaille plus avec les facultés... Cette âme n'a rien à faire sinon d'être attentive à Dieu avec amour - sans vouloir sentir ou voir quelque chose. Alors, Dieu se communique passivement à elle, comme la lumière se communique à celui qui a les yeux ouverts, passivement, sans qu'il fasse autre chose que de les tenir ouverts. Recevoir la lumière qu'on lui infuse surnaturellement, c'est entendre passivement.
Il est seulement nécessaire, pour recevoir plus simplement et plus abondamment cette lumière divine, de ne se soucier d'interposer d'autres lumières plus palpables, d'autres formes, connaissances ou figures de discours, parce que rien de cela n'est semblable à cette sereine et claire lumière.
Si l'âme achève de bien se purifier et vider de toutes les formes et images appréhensibles, elle demeurera en cette pure et simple lumière, se transformant en elle en état de perfection : parce que cette lumière ne manque jamais en l'âme.
Que le spirituel apprenne à se tenir avec un amoureux regard en Dieu, en tranquillité d'esprit... C'est ce que Notre Seigneur nous demande par David disant : "Vacate et videte quoniam ego sum Deus" : "Apprenez à vous vider de toutes choses et vous verrez que je suis Dieu". (Ps 45, 11)
Chapitre seize
Ce chapitre traite des visions et connaissances qui se présentent passivement à l'imagination, sans que celle-ci ne fasse rien pour les concevoir. Elles peuvent provenir de Dieu nous dit Jean de la Croix, mais aussi d'autres sources. Quelles qu'elles soient l'entendement ne s'en doit embarrasser ni laisser séduire ; et l'âme ne doit pas les admettre ou les garder, si elle veut être détachée, dénuée, pure et simple, sans aucun mode ni manière, comme il est requis à l'union... Car puisque Dieu ne tombe pas sous image ou forme, ni n'est compris sous intelligence particulière, l'âme non plus, pour tomber en Dieu, ne doit point tomber sous forme ni intelligence distincte .
Évoquant l'expérience mystique de Moïse (Nb 12,6s) auquel Dieu parlait "bouche à bouche", Jean de la Croix en conclut que Dieu donne clairement à entendre qu'en ce haut état d'union, il ne se communique point à l'âme par aucun déguisement de vision imaginaire, de ressemblance ou de figure, mais bouche à bouche, c'est-à-dire en essence divine pure et nue - qui est comme la bouche de Dieu en amour - avec l'essence pure et nue de l'âme qui est la bouche de l'âme en l'amour de Dieu.
Pour ce qui est des visions, ajoute-t-il, si elles viennent de Dieu, de toute façon elles feront leur effet et il n'est nullement requis de les accepter et de s'y complaire. Cela ne peut que créer un attachement préjudiciable à l'âme. Bref, il est préférable et plus sûr de demeurer dans l'obscurité et que seule la foi, qui est obscure, soit la lumière sur laquelle nous nous appuyions.
Chapitre dix-sept
Jean de la Croix s'explique ici sur la raison que Dieu a de se communiquer par la voie du sens, et plus précisément des visions imaginaires. C'est, dit-il, qu'il va perfectionnant l'homme à la manière de l'homme, du plus bas et extérieur jusqu'au plus haut et intérieur . Ceci dit, ajoute-t-il, l'âme ne doit pas admettre les révélations et visions imaginaires, encore que Dieu les lui offre, et cela pour deux raisons : l'une est parce qu'en toute hypothèse Dieu produit leur effet dans l'âme, et l'autre qu'en faisant ainsi on se libère du risque et de la peine qu'il y a à discerner les mauvaises visions des bonnes, ce qui n'est pas toujours aisé.
Chapitre dix-huit
Ce chapitre continue sur le même sujet des visions et révélations, mais s'en prend aux directeurs spirituels qui les encouragent. Ceux-ci font du tort aux âmes sous deux rapports. D'abord, "Ils ne les guident pas par la voie de l'humilité" , leur donnant occasion de se croire quelqu'un un ou quelque chose. Ensuite "ces âmes maintenues dans ces appréhensions demeurent là, et ne sont point édifiées en la foi, ni vides, ni dénuées, ni détachées de ces choses pour voler à la hauteur de la foi obscure." Bref, manque d'humilité, de détachement et de foi, ce triple défaut devrait retenir les directeurs spirituels d'accorder quelque importance à ce genre de choses et de les encourager.
Chapitre dix-neuf
Continuant sur le thème des visions et paroles divines, Jean de la Croix montre là que celui qui en fait cas, peut se tromper dans leur interprétation. Il donne pour cela plusieurs exemples tirés de la Bible dans lesquels on voit Dieu annoncer ou promettre une chose, et celui qui reçoit l'annonce ou la promesse faire erreur sur le mode de sa réalisation. Il en conclut qu'il ne faut pas nourrir de fausses idées et de vains espoirs à partir de telles connaissances et qu'il vaut bien mieux s'en tenir à la pureté d'esprit en foi obscure, qui est le moyen de l'union.
Chapitre vingt
Par ailleurs, bien que les paroles et annonces de Dieu soient toujours vraies, leur accomplissement est parfois soumis à conditions. Et quand celles-ci changent, la réalisation des prophéties en est affectée. De plusieurs exemples tirés de la Bible, la conclusion tirée est : Il ne faut pas s'appuyer sur notre intelligence, mais seulement sur la foi.
Chapitre vingt et un
Dans ce long chapitre, Jean de la Croix poursuit son argumentation contre les révélations particulières que certains essaient d'obtenir de Dieu. Il s'emploie, à partir d'arguments tirés de la Bible à montrer que Dieu n'aime pas qu'on traite de cette manière avec lui. Quelquefois il condescend à répondre, mais il y a dans ce genre de choses l'occasion de maintes illusions et tentations. Bref, pour parler globalement, Dieu n'aime pas qu'on désire ces visions, et la preuve en est qu'il permet qu'on y soit trompé de multiples façons . Il faut donc s'en tenir à ce que disent la simple raison et l'évangile.
Chapitre vingt-deux
Ce chapitre entend répondre à une objection : la Bible ne nous montre-t-elle pas un certain nombre d'hommes de Dieu interroger celui-ci et obtenir de lui des révélations ? Réponse : sous l'ancienne loi, oui, alors que la foi n'était pas encore fondée en Jésus-Christ, mais maintenant c'est différent.
À présent que la foi est fondée dans le Christ et que la loi évangélique est manifestée en cette ère de grâce, il n'y a plus lieu de s'enquérir de cette manière, ni que Dieu parle ni réponde comme alors. Car, en nous donnant comme Il nous l'a donné, son Fils qui est son unique parole, - car il n'en a point d'autre - Dieu nous a dit et révélé toutes choses en une seule fois par cette seule parole et Il n'a plus à parler. C'est ce que nous dit l'épître aux Hébreux (1,1) : Dieu nous a tout dit, en nous donnant le tout, qui est son Fils ... Bref, Dieu a achevé de dire toute la foi dans le Christ. Il n'a plus de foi à révéler ni n'en aura jamais plus.
Ce chapitre se termine par le conseil de ne pas se fier à soi en matière d'expérience religieuse, mais de soumettre ses expériences au regard d'autrui, en particulier à des gens expérimentés. Ce conseil se double d'un conseil aux directeurs spirituels qui doivent ne pas brusquer les âmes, mais les acheminer en la foi, les instruisant doucement à détourner leurs yeux de tout cela, leur apprenant à s'en détacher et leur faisant entendre qu'une oeuvre faite en charité est plus agréable à Dieu que toutes les visions et les communications qu'elles pourraient avoir du ciel, choses qui n'impliquent ni mérite ni démérite.
Chapitre vingt-trois
Il est question dans ce chapitre des appréhensions spirituelles de l'entendement c'est-à-dire des visions, révélations, paroles et sentiments spirituels communiqués par Dieu directement à l'intelligence, sans l'intermédiaire des sens. Il faut en débarrasser l'entendement, comme des appréhensions corporelles-imaginaires, en l'acheminant par elles en la nuit spirituelle de la foi à la divine et substantielle union à Dieu, de peur que, en s'y embrouillant il ne se retarde au chemin de la solitude et nudité de toutes choses qui sont requises pour cet effet.
Chapitre vingt-quatre
Jean de la Croix aborde ici les "visions spirituelles par voie surnaturelle" qui peuvent être, dit-il, de substances corporelles ou incorporelles. Les premières sont données par le biais d'une lumière dérivée d'en haut. Les autres grâce à une autre lumière plus élevée que l'on appelle lumière de gloire (visions d'âmes, d'anges, de l'essence même de Dieu), mais ajoute-t-il, elles sont impossibles à avoir dans notre condition mortelle actuelle. Il existe toutefois quelques cas exceptionnels où Dieu les accorde à des personnes devant jouer un grand rôle spirituel. Il donne à titre d'exemple Moïse devant qui Dieu fit passer sa gloire, Elie qui la perçut à l'Horeb dans un doux sifflement de brise et saint Paul qui fut ravi au troisième ciel. Dans tous ces cas, Dieu dut intervenir pour préserver la vie des voyants.
Pour ce qui est des visions plus communes, les corporelles, Jean de la Croix en donne une description : C'est comme si on ouvrait une très claire porte et qu'on vît par là une lumière pareille à un éclair, lorsque, dans une nuit obscure, il fait voir tout coup clairement et distinctement les choses, puis les laisse aussitôt en ténèbres... Ces choses qu'elle a vues avec l'esprit en cette lumière, y demeurent tellement imprimées qu'à chaque fois qu'elle y fait réflexion, elle les voit en soi comme elle les a vues auparavant... et c'est de telle manière que dorénavant les formes des choses qu'elle a vues ne s'effacent jamais entièrement de l'âme, encore que par intervalles elles vont quelque peu s'éloignant. L'effet de ces visions dans l'âme sont quiétude, illumination, joie, suavité, netteté et amour, humilité et inclination ou élévation d'esprit en Dieu.
Toutefois, malgré ces notations encourageantes, Jean de la Croix réitère son conseil de s'en tenir à la seule foi, car, dit-il c'est elle, cette connaissance obscure amoureuse, qui sert en cette vie pour l'union divine, comme la lumière de gloire sert en l'autre de moyen pour la claire vision de Dieu.
Ces visions, en effet, parce qu'elles sont de créatures avec lesquelles Dieu n'a aucune proportion ni convenance essentielle, ne peuvent servir à l'entendement de proche moyen à l'union à Dieu. De sorte qu'il convient que l'âme s'y comporte d'une façon purement négative, comme en les autres dont nous avons parlé, pour avancer par le plus proche moyen qui est la foi.
L'âme ne doit pas faire réserve ni trésor des formes de ces visions qui demeurent empreintes en elle, et ne doit pas vouloir s'y appuyer... Car, quoi qu'il soit vrai que leur souvenir incite l'âme à quelque amour de Dieu et contemplation, cependant la pure foi et la nudité en l'obscurité de toutes ces choses y porte et élève bien davantage, sans savoir comment ni d'où cela lui vient. Et ainsi il arrivera que l'âme sera enflammée avec des angoisses (ansias) d'un très pur amour de Dieu et ne saura d'où elles lui viennent, ni quelle source elles ont eue.
C'est ainsi que lorsque la foi s'est enracinée et coulée davantage en l'âme, moyennant ce vide, ces ténèbres et cette nudité de toutes choses, ou cette pauvreté spirituelle - car nous pouvons dire que tout cela est une même chose - conjointement aussi, l'amour de Dieu s'enracine et se glisse davantage en l'âme. En fait, plus celle-ci se veut obscurcir et anéantir en toutes les choses extérieures et intérieures qu'elle peut recevoir, plus on lui verse de foi, d'amour et d'espérance, vu que ces trois vertus théologales vont ensemble.
Bref, Dieu est incompréhensible et par-dessus tout ; c'est pourquoi il nous faut aller à Lui par négation de tout.
Chapitre vingt-cinq
Ce bref chapitre introduit ceux qui suivent concernant les révélations. On y distingue dans celles-ci les connaissances intellectuelles et les manifestations de secrets et mystères cachés de Dieu.
Chapitre vingt-six
Jean de la Croix aborde ici les révélations intellectuelles, à savoir pour lui : les intelligences de vérités nues communiquées à l'entendement. Elles sont dit-il, de deux sortes : les unes arrivent à l'âme touchant le Créateur, les autres touchant les créatures.
Les premières sont des connaissances et délectations de Dieu même, "Auquel il n'y a rien de semblable" comme dit David. Ces connaissances arrivent directement au sujet de Dieu, sous la forme de très hauts sentiments de quelque attribut divin, soit de sa toute-puissance, soit de sa force, soit de sa bonté et douceur, etc. Et toutes les fois qu'on sent cette intelligence, elle attache dans l'âme la chose même qu'elle sent. Car, pour autant que c'est une pure contemplation, l'âme voit clairement qu'on ne sait comment exprimer par paroles aucune chose de ce genre, si ce n'est par quelques termes généraux que l'abondance du plaisir et du bien qu'on a senti fait dire à ces âmes par où cela a passé... Et quoique parfois, en ces connaissances, on dise des paroles, l'âme voit bien toutefois qu'elle n'a rien dit de ce quelle a senti ; car elle voit qu'il n'y a point de nom propre pour exprimer cela. Aussi, quand saint Paul eut cette haute connaissance de Dieu, il ne se soucia pas de dire autre chose, sinon qu'il n'était pas permis à l'homme d'en parler.
Ces connaissances divines qui regardent Dieu ne sont jamais de choses particulières - vu qu'elles sont touchant le souverain principe - c'est pourquoi on ne les peut dire en particulier.
Il n'y a que l'âme qui arrive à l'union à Dieu qui puisse avoir ces hautes connaissances, parce qu'elles sont l'union même, attendu que de les avoir consiste en un certain attouchement qui se fait de l'âme en la divinité, et partant Dieu même est Celui qu'on y sent et qu'on y goûte. Et encore que ce ne soit pas clairement et manifestement comme dans la gloire, néanmoins c'est une si haute et si sublime touche de connaissance et de saveur, qu'elle pénètre la substance de l'âme... Ces connaissances ont un certain goût de l'Être divin et de la vie éternelle.
Il y a des connaissances et des attouchements que Dieu fait en la substance de l'âme qui l'enrichissent tellement qu'une seule peut non seulement arracher de l'âme tout d'un coup toutes les imperfections, dont elle ne s'était pu défaire en toute sa vie, mais en outre la combler de vertus et de biens de Dieu.
Et ces attouchements sont si savoureux et d'une délectation tant intime à l'âme qu'un seul la satisfera amplement de tous les travaux qu'elle aura soufferts durant sa vie, quoiqu'ils soient innombrables.
L'âme ne saurait arriver à ces hautes connaissances par aucune comparaison ni imagination de sa fabrication, parce qu'elles sont par-dessus tout cela ; Dieu les opère dans l'âme sans son habileté. D'où vient que parfois, quand elle y pense le moins et y prétend le moins, Dieu a coutume de lui donner ces divins attouchements où Il lui cause certains ressouvenirs de Dieu. Et parfois ces attouchements se font promptement en elle, uniquement par la mémoire de certaines choses, quelquefois assez petites... D'autres fois, ils arrivent en un mot qu'on dit ou entend dire, soit de l'Écriture, soit d'autre chose... Pour autant que ces connaissances sont données tout à coup à l'âme, et sans son choix, elle n'a que faire de les vouloir ou non, mais seulement d'être humble et résignée en cela : car Dieu opérera quand Il voudra et comme il Lui plaira.
Et je ne dis pas qu'il faille se comporter en celles-ci négativement comme en les autres appréhensions, parce quelles font partie de l'union où nous acheminons l'âme. C'est pourquoi nous lui apprenons à se dénuer et détacher de toutes les autres... parce que ces faveurs ne se font pas à l'âme propriétaire, étant causées par un amour très particulier que Dieu porte à cette âme, laquelle l'aime aussi d'un coeur fort désintéressé.
La seconde catégorie de connaissances ou de visions de vérités intérieures est très différente de celle dont nous venons de parler, parce que ces connaissances sont de choses plus basses que Dieu. Elle comprend la connaissance de la vérité des choses en elles-mêmes, et celle des faits et accidents qui arrivent parmi les hommes... C'est ainsi que les personnes parfaites ou avancées ont coutume d'avoir une illustration ou une connaissance des choses présentes ou absentes, ce qu'elles connaissent par la lumière qu'elles reçoivent en leur esprit déjà illuminé et purgé.
En ce qui concerne ces révélations, Jean de la Croix retourne ici à sa stratégie habituelle : il faut être très soigneux de les rejeter toujours, voulant cheminer à Dieu par le non-savoir.
Chapitre vingt-sept
Ce chapitre parle de la manifestation de secrets cachés, secrets concernant soit Dieu en lui-même (sa Trinité, son unité), soit ce qu'il est en ses oeuvres. Ces révélations ne se font pas seulement avec des paroles, mais aussi avec toutes sortes de figures, images, similitudes... Elles prêtent beaucoup à illusion, et même si elles n'y prêtaient pas, il serait bien préférable pour l'âme de s'en tenir à l'obscurité de la foi. Bref, l'âme doit se garder d'elles toutes pour cheminer purement et sans erreur en la nuit de la foi à l'union.
Chapitre vingt-huit
Ce chapitre est destiné à introduire les suivants concernant les paroles intérieures. Il précise qu'il en existe de trois sortes : les paroles successives que l'esprit recueilli forme en lui-même, les paroles formelles qu'il reçoit d'ailleurs, qu'il soit recueilli ou non, et les paroles substantielles qui effectuent dans la substance de l'âme ce qu'elles signifient.
Chapitre vingt-neuf
Il est question ici des paroles successives qui arrivent quand l'esprit est recueilli et réfléchit sur certaines choses. Ces paroles successives, il les tire de sa réflexion sous l'inspiration du saint-Esprit, mais il lui semble qu'elles procèdent d'une tierce personne. Jean de la Croix demande de ne pas en faire cas et de ne pas les rechercher, car elles peuvent prêter à confusion et à vanité. Et ce qui n'engendre point humilité et charité, mortification, simplicité et silence, que peut-ce être ? Cela peut détourner beaucoup du chemin de l'union divine... Vu que, si l'âme en fait cas, cela l'écarte fort de l'abîme de la foi, dans lequel l'entendement doit être obscur et doit marcher avec obscurité par amour en foi, et non avec beaucoup de raison....
L'entendement ne peut trouver une plus grande récollection qu'en la foi, le Saint-Esprit ne l'illuminera pas en autre chose davantage qu'en foi. Parce que, plus l'âme est pure et éminente en foi, plus elle a de charité de Dieu infuse.
Dans ces paroles successives lui est communiquée la sagesse de deux ou trois vérités, en l'autre toute la Sagesse de Dieu généralement qui est le Fils de Dieu, lequel se communique à l'âme en foi... Bref, ces paroles suffisent à empêcher la communication de l'abîme de la foi en laquelle Dieu enseigne surnaturellement et secrètement l'âme et l'élève en vertus et en dons sans qu'elle sache la manière .
Demeurons donc sur la réserve, pour n'être pas trompés ni embarrassés, et n'en faisons aucun cas, mais sachons seulement diriger la volonté avec force à Dieu, accomplissant avec perfection sa loi et ses saints conseils, ce qui est la sagesse des saints.
Chapitre trente
Il traite des paroles intérieures formelles, c'est-à-dire dites formellement dites à l'esprit par un tiers. Elles se différencient des précédentes parce qu'elles peuvent survenir en dehors de toute réflexion et de tout recueillement. En fait elles ne font pas un grand effet dans l'âme. Jean de la Croix conseille de n'en pas faire plus cas que des paroles successives , parce que, outre que l'âme s'occuperait en ce qui n'est pas légitime et proche moyen de l'union à Dieu, qui est la foi, elle pourrait être fort facilement trompée... Bref, la doctrine principale c'est de n'en faire cas en rien.
Chapitre trente et un
Ce chapitre n'est pas très long, mais il est important. Il traite du troisième genre de paroles que peut entendre l'âme intérieurement : les paroles substantielles. La particularité de la parole substantielle est qu'elle fait un effet vif et substantiel dans l'âme qui les perçoit... Elle imprime dans sa substance ce qu'elle signifie... Elle fait ce qu'elle dit ... Si l'âme entendait, par exemple : "Ne crains point", aussitôt elle sentirait une grande force et tranquillité.
Dieu dit à quelques âmes des paroles substantielles qui sont de telle importance et de telle valeur qu'elles sont à l'âme vie et vertu et un bien incomparable, attendu qu'une seule de ces paroles fait davantage que ce que l'âme a fait en toute sa vie.
Touchant ces paroles, l'âme n'a rien à faire ni à vouloir, ni ne pas vouloir, ni à rejeter ni à craindre. Elle n'a pas à faire ce qu'elles disent, parce que Dieu ne lui dit jamais ces paroles substantielles pour qu'elle les mette en oeuvre, mais pour les opérer en elle... Elle n'a rien à rejeter, parce que leur effet demeure substantié dans l'âme et rempli de biens divins, et comme elle reçoit cet effet passivement, son action de toute manière est superflue.
Et ainsi ces paroles substantielles servent beaucoup pour l'union de l'âme avec Dieu ; et d'autant plus elles sont intérieures, d'autant plus elles sont substantielles et de plus grand profit. Heureuse l'âme à qui Dieu parlera de cette sorte : "Parlez, Seigneur, car votre serviteur écoute."
Chapitre trente-deux
Ce chapitre, nous dit Jean de la Croix, est un peu hors contexte car il traite d'un sujet qui sera repris plus loin, à savoir des sentiments intérieurs que Dieu communique à l'âme. Il en parle ici néanmoins parce que ces sentiments peuvent rebondir dans l'intelligence en connaissance, à savoir en une très haute et très savoureuse perception de Dieu.
Ces sentiments sont de deux sortes selon qu'ils sont communiqués par Dieu à la volonté ou en la substance de l'âme. Ils ne dépendent pas des oeuvres de celle-ci ou des considérations qu'elle peut faire, mais lui sont données gratuitement, sans motif apparent. De bonnes dispositions pourtant ne sont pas inutiles.
En fait, il n'y a rien à faire, ni à chercher. Que l'âme se tienne résignée, humble, et se comporte passivement en elles. Car puisqu'elle les reçoit passivement de Dieu. Il les lui communiquera aussi quand il Lui plaira, la voyant humble et désappropriée... Tous ces attouchements sont touches d'union, laquelle se fait passivement en l'âme.