BIENVENUE 

chez Alain Delaye

JEAN DE LA CROIX

Commentaire du Cantique spirituel B

Jean de la Croix - Cantique B

Page suivante

Ce poème décrit la voie que suit une âme depuis le moment où elle commence à servir Dieu jusqu'à celui où elle atteint le sommet de la perfection, c'est-à-dire le mariage spirituel. On y traite des trois états ou voies de la vie spirituelle: la voie purificatrice, la voie illuminative et la voie unitive. 


Les premières strophes concernent les commençants: ceux qui marchent par la voie purificatrice. Les suivantes ceux qui progressent et la période où ont lieu les fiançailles spirituelles : c'est la voie illuminative. Viennent ensuite celles qui ont trait à la voie unitive qui est celle des parfaits, où a lieu le mariage spirituel. Les dernières strophes ont rapport à l'état béatifique, unique désir de l'âme parvenue à la perfection.


STROPHE 1


REMARQUE

Cette première remarque, propre au Cantique B comme celles qui suivront, recadre le commentaire dans le contexte d'une réflexion morale sur la brièveté de la vie, les illusions qui la traversent et le malheur d'y oublier Dieu. Elle invite à prendre conscience de l'urgence qu'il y a à le chercher et fait dire à l'âme qui a tout abandonné pour cela :


Où t'es-tu caché, Ami,
me laissant gémissante ?
Comme le cerf tu as fui,
après m'avoir blessée ;
criant je t'ai suivi, tu étais parti !


EXPLICATION

On retrouve dans l'explication le texte du Cantique A, centré non sur la misère des temps, mais sur l'absence de Dieu auquel l'âme fait reproche de l'avoir délaissée. Jean de la Croix justifie cette absence en rappelant, à grand renfort de citations scripturaires et patristiques, que le Dieu qui a touché l'âme est un Dieu caché. Mais cela ne satisfait pas celle-ci qui en appelle à la vision béatifique, à la claire présence de l'essence divine. Requête vaine, déclare Jean de la Croix, car cette vision n'appartient pas à cette vie. Ce que l'âme peut et doit faire par contre, c'est chercher Dieu là où il se cache, dans sa plus profonde intériorité, et s'y cacher avec lui.


Dieu est caché dans notre âme, et c'est là que le vrai contemplatif doit le chercher... Écoute l'Époux lui-même te le dire : Voici que le Royaume de Dieu est au-dedans de vous (Lc 17, 21) ... Réjouis-toi donc, chère âme, exulte en ton recueillement intérieur, dans la compagnie de celui qui est si proche de toi... C'est déjà beaucoup de savoir avec certitude où il se cache, car tu peux l'y chercher avec assurance de l'y trouver... Ton Époux bien-aimé est le trésor caché dans le champ de ton coeur (Mt 13, 44), il te faudra donc pour le trouver oublier tout ce qui t'appartient, t'éloigner de toutes les créatures et te cacher dans la retraite intérieure de l'esprit. Courage donc, le Bien-Aimé pour qui tu soupires réside caché dans ton sein, travaille à rester bien cachée avec lui, et là tu le percevras et l'étreindras avec amour... 


La foi et l'amour sont les deux conducteurs d'aveugle qui te mèneront, par des chemins inconnus de toi, jusqu'aux secrets abîmes de Dieu... Dieu, répétons-le, est inaccessible et caché... moins on le connaît distinctement plus on est proche de lui... Toutefois, la paix, la tranquillité, la satisfaction du coeur que l'âme peut goûter en cette vie ne sont jamais si complètes que celle-ci puisse se défendre d'un doux et paisible gémissement, dans l'attente de ce qui lui manque encore... 


Ceci est d'autant plus vrai, qu'après avoir fait goûter à l'âme quelque douce et savoureuse communication, l'Époux s'éloigne, la laissant soudain en solitude et sécheresse... Ainsi est la manière de faire de l'Époux. Il visite les âmes fidèles pour les réjouir et les encourager, puis disparaît et s'absente afin de les éprouver, les humilier et les instruire. 


Jean de la Croix ouvre ici une parenthèse sur les blessures d'amour par lesquelles Dieu attise le désir de l'âme jusqu'à la douleur et la consume dans ce feu pour la faire renaître, tel le phoenix.


Ces visites, dit-il, ne sont pas de celles où Dieu console une âme et satisfait ses aspirations. Elles ont pour but de blesser plutôt que de guérir, d'affliger plutôt que de satisfaire : elles sont faites pour accroître la connaissance et enflammer le désir, c'est-à-dire pour aviver la douleur et la soif de voir Dieu. 


Ces brûlures d'amour ont pour effet de lancer l'âme sur les pas de son Bien-aimé pour qu'il la guérisse, de la faire sortir de toutes choses et d'elle-même, de l'élever de sa basse manière d'agir et d'aimer jusqu'au sublime amour de Dieu.


Chez ceux qui approchent de l'état de perfection, cette douleur, ce tourment, causés par l'absence de Dieu, sont d'ordinaire si véhéments à l'heure où se produisent ces divines blessures, que si le Seigneur ne les soutenait, ils en perdraient la vie. 


Ces remarques, qui sont reprises au Cantique A, peuvent difficilement concerner les débutants, comme voudrait le faire admettre le début du Cantique B. Nous sommes donc, dès la première strophe, confrontés à l'ambiguïté d'un texte qui supporte mal le recadrage que Jean de la Croix lui fait subir à des fins pédagogiques.


Quoi qu'il en soit, l'essentiel du commentaire de cette première strophe, qui concerne le Dieu caché et le recueillement intérieur, peut être lu avec profit par tous les chercheurs de Dieu, quel que soit leur degré d'avancement dans les voies spirituelles.


STROPHE 2

Bergers qui monterez,
là-haut sur la colline, aux bergeries,
si par hasard voyez
celui que j'aime tant,
dites-lui que je languis, peine et meurs.


Supportant mal l'absence de son Bien-aimé, son invisibilité , l'âme s'efforce ici de faire de ses désirs, de son amour, de ses gémissements, autant de messagers auprès de lui. Cependant, elle soumet son vouloir au sien. 


Dieu connaît tout... cependant, il n'est dit voir nos besoins que lorsqu'il les exauce. C'est que nos besoins, nos requêtes ne parviennent jusqu'à lui de manière à en être favorablement accueillis, qu'au moment voulu par lui... Toute âme doit donc en être bien persuadée, si Dieu ne remédie pas sur-le-champ à ses besoins et n'accueille pas immédiatement sa prière, il ne manquera pas de l'assister en temps opportun, pourvu qu'elle ne perde pas courage et persévère. C'est ce que l'âme veut exprimer lorsqu'elle dit : " Si par hasard voyez..." C'est-à-dire, si par bonheur le temps est venu pour mes demandes d'être favorablement accueillies. 


Par ailleurs, dans le dernier vers : "dites-lui que je languis, peine et meurs", il est à remarquer que l'âme se borne à représenter à son Bien-aimé ses maux et sa douleur. Celui qui aime sagement ne se met pas en peine de demander ce qui lui manque ou ce qu'il désire : il se contente d'exposer son besoin, laissant au Bien-aimé de faire ce qu'il lui plaira . Toutefois, ce qu'elle demande est sous-entendu. C'est comme si elle disait : "Dites à mon Bien-aimé que je languis et que lui seul est mon salut, celui dont j'attends la santé ; dites-lui que je souffre, qu'il est toute ma joie, celui dont j'attends mon bonheur ; dites-lui que je meurs : que lui seul est ma vie.

Il y a dans cette strophe, simultanément, du désir et de l'abandon, de l'attente et de l'acceptation : sans doute les conditions de toute prière authentique.


STROPHE 3


Recherchant mes amours,
je m'en irai par monts et par rivages.
Ni cueillerai les fleurs,
ni ne craindrai les fauves
et passerai les forts et les frontières.


L'âme ne se contente pas d'attendre et d'implorer, elle est bien décidée à agir et à faire tout ce qu'elle peut pour obtenir l'objet de son désir.


Par les monts, qui sont élevés, elle entend ici les vertus... Par les rivages, qui sont bas, elle entend les divers exercices par lesquels elle se propose d'unir la vie active à la vie contemplative... C'est comme si elle disait : Pour trouver mon Bien-aimé, je m'élèverai à la pratique des plus hautes vertus, puis je m'abaisserai par les exercices du dépouillement et de l'humilité... Pour aller à Dieu, il faut un coeur libre et fort, dégagé de tout mal, et même de tout bien qui n'est pas purement Dieu. .. 


Par ailleurs, elle dit qu'elle ne cueillera pas les fleurs qu'elle rencontrera sur son chemin, par où elle entend les satisfactions, les jouissances qui pourront s'offrir à elle, mais qui entraveraient sa marche, si elle voulait les admettre et s'y arrêter... 


Par les fauves, elle entend le monde, par les forts le démon, par les frontières, la chair... Elle se représente qu'elle va perdre la faveur du monde, ses amis, le crédit, l'estime dont elle jouissait, ses biens même. Elle se dit qu'elle va être privée des plaisirs et des satisfaction du monde, de tout ce qu'il a d'attrayant... et qu'elle sera en butte aux sarcasmes, aux médisances, aux mépris. 


Elle donne aux démons le nom de forts, parce qu'il déploient une grande force pour lui barrer la route... Et elle ajoute qu'elle franchira les frontières, c'est-à-dire les répugnances et les révoltes de la chair contre l'esprit. 


Malgré les occasions de pervertissement et les obstacles qui se présenteront, symbolisés par les trois ennemis traditionnels de l'âme, celle-ci est donc bien déterminée à avancer vers son but : la rencontre de son Bien-aimé.


Le commentaire de cette strophe cadre mieux que le précédent avec les perspectives du Cantique B qui entend décrire l'itinéraire spirituel depuis le début. On y trouve en effet la description d'un état d'âme qui correspond à la ferveur des jeunes convertis, pleins d'enthousiasme et de générosité, mais aussi d'illusions sur leur capacités personnelles. Ces commençants, dopés par la grâce des débuts, n'ont pas encore pris la mesure de leurs forces et devront, dans les nuits qui suivront, prendre conscience de leur impuissance radicale à franchir certains seuils. Quoi qu'il en soit, ils s'élancent là pleins d'ardeur et Jean de la Croix met en valeur ce premier élan généreux.


STROPHE 4


O forêts et taillis,
plantés par la main de mon Bien-aimé,
O prairie verdoyante
et de fleurs émaillée,
dites si parmi vous il est passé.


Après la décision de ne pas se laisser pertir ni intimider dans sa démarche, l'âme commence à s'élever de la considération des créatures à la connaissance de son Bien-aimé, leur créateur... C'est en effet le premier pas à faire dans le chemin spirituel pour arriver à la connaissance de Dieu, car elles nous donnent une certaine idée de sa grandeur et de son excellence. 


Jean de la Croix interprète alors de façon allégorique les images de son poème. Les forêts ce sont les éléments primordiaux - terre, eau, air, feu - qui composent entre eux pour former l'ensemble des êtres qui peuplent l'univers et sont nommés ici taillis. La prairie verdoyante les représente aussi et concerne plus particulièrement l'admirable variété des étoiles et autres astres. Les fleurs ce sont les anges et les saints qui résident au ciel.


Au niveau du poème (oublions un instant son interprétation allégorique) nous avons un paradoxe : l'âme qui dans son élan premier ne voulait pas de fleurs, se tourne ici vers elles pour les admirer et chercher dans leur beauté ; le reflet de la beauté divine. Notons cependant qu'il n'est pas question de les cueillir mais de les contempler.


Ce qui est merveilleux dans cet ensemble des créatures, c'est qu'il reflète dans sa grande persité, l'harmonie simple de Dieu qui les a produites de sa propre main , c'est-à-dire sans intermédiaires. Ce rapport immédiat des créatures à leur créateur enchante Jean de la Croix qui en reprend ailleurs le thème, en particulier dans la métaphore de la source :


Je sais bien la source qui fuse et fuit,
bien que de nuit.
Je sais qu'il n'est nulle chose si belle
et que cieux et terre s'abreuvent d'elle.


L'âme s'adresse donc au cosmos en tant qu'il sort de la main du Bien-aimé, et cherche en lui son empreinte : Dites si parmi vous il est passé.


STROPHE 5


Répandant mille grâces,
En hâte il est passé par ces bocages.
Les allant regardant,
par sa seule figure,
il les laissa revêtus de beauté.


Les créatures répondent à la question de l'âme en lui montrant simplement leur beauté. Si elles disent que Dieu et passé par là en hâte, c'est qu'elles ne sont que vestiges des pas de Dieu, reflets de sa grandeur, de sa puissance, de sa sagesse. 


Dieu s'est en fait davantage attardé dans l'oeuvre de l'Incarnation du Verbe. C'est là que sa magnificence éclate et de là qu'elle rejaillit sur la création entière, car il éleva alors l'homme en la beauté de Dieu, et par l'homme toutes les créatures, s'unissant en celui-ci à tout ce qu'elles ont de commun avec lui... Ainsi par les mystères de l'Incarnation de son Fils et de sa Résurrection selon la chair, le Père n'a pas seulement donné aux créatures une beauté partielle, il les a entièrement revêtues de dignité et de beauté.


STROPHE 6


REMARQUE

Blessée d'amour par ce vestige de la beauté de son Bien-aimé qu'elle aperçoit dans les créatures, l'âme, dans le désir de contempler cette beauté invisible qu'a fait naître en elle la beauté visible, dit :


Ah qui me guérira !
Achève de te donner pour de vrai
Ne veuille désormais
mander de messagers
ne sachant me dire ce que je veux.


EXPLICATION 

Plus l'âme connaît Dieu, plus elle est consumée du désir de le voir... Elle lui demande donc de la faire jouir pleinement de sa présence... de se livrer à elle dans un amour parfait et consommé... 


Connaître Dieu en son essence telle est la connaissance véritable, et c'est celle que l'âme sollicite en ce moment. Elle ne veut plus de communications partielles... "Je te veux toi-même tout entier, et tes messagers ne savent ni ne peuvent te dire entièrement... sois donc dorénavant toi-même le messager et les messages." 


Dans le désir d'immédiateté qui s'exprime ici ressort la grande aspiration de toute démarche mystique. Les médiations sont déficientes, les intermédiaires impuissants à donner l'Absolu, le divin. Celui-ci doit se livrer lui-même.


STROPHE 7


Tous ceux qui rôdent là
me rapportent de toi mille grâces.
Et tous plus ils me blessent,
et me laisse mourante
un "je ne sais" qu'ils restent à balbutier.


"Tous ceux qui rôdent là " sont les créatures raisonnables qui vaquent à Dieu en le contemplant et l'aimant, c'est-à-dire les hommes (certains) et les anges. Les premiers font connaître Dieu à l'âme en lui transmettant les données de la foi contenues dans les Écritures, les seconds par inspirations secrètes, plus immédiates.


Mais cette connaissance, bien que plus relevée que celle communiquée par les créatures privées d'intelligence, n'est pas encore de nature à satisfaire l'âme. Au contraire, elle a pour effet de stimuler et d'exacerber son désir de voir Dieu et augmente ainsi son impatience et ses tourments.


Jean de la Croix en profite au passage pour répartir ces tourments mystiques suivant une trilogie :


Le premier est une simple blessure qui provient d'une connaissance reçue par les créatures inférieures, et qui se guérit promptement. 


Le second est une plaie qui a plus de profondeur et de durée. Cette plaie vient de la connaissance de l'oeuvre de l'Incarnation du Verbe et des autres mystères de la foi. 


Le troisième est une espèce d'agonie. Celle-ci est causée par une souveraine touche de la divinité, par ce "je ne sais quoi" dont elle parle et que les créatures raisonnables sont à peine capables de balbutier. 


L'âme, dans cette strophe, nous dit que les créatures raisonnables lui causent les deux derniers tourments d'amour : la plaie et l'agonie...: plus les anges m'envoient leurs inspirations, plus les hommes m'adressent à ton sujet leurs enseignements, plus aussi ils m'enflamment d'amour pour toi. Ainsi toutes les créatures ne font que me blesser d'amour plus profondément. 


Le terme fort de la strophe vers lequel converge son explication est ce "je ne sais quoi" que balbutient les créatures et qui induit en l'âme une sorte d'agonie amoureuse.


Cela arrive de temps à autre aux âmes avancées. À celles-là, Dieu fait la grâce de percevoir, par le moyen de ce qu'elles voient, ou entendent, ou conçoivent, et, parfois, sans rien de tout cela, une connaissance très haute dans laquelle il leur est donné de concevoir ou de sentir quelque chose de la sublime grandeur de Dieu. Si bien qu'elles comprennent clairement qu'il leur reste tout à découvrir. 


Le "je ne sais quoi" peut donc être perçu par la médiation des créatures intelligentes. Nous pouvons élargir ici l'interprétation sanjuaniste et comprendre dans cette médiation toute sagesse, toute vérité religieuse ou philosophique qui fait entendre quelque chose de Dieu. Mais le "je ne sais quoi" peut aussi être perçu sans ces intermédiaires, de manière directe. Nous retrouvons alors le thème de la contemplation obscure, du contact nocturne avec Dieu, quoique poussé à son extrême puisqu'il engendre une véritable agonie.


Cette strophe et la précédente se démarquent des cinq premières. Jean de la Croix y aborde, par le biais des tourments d'amour, la voie qu'il appelle illuminative dans sa présentation.


STROPHE 8


REMARQUE

Il arrive parfois à l'âme de recevoir, par le moyen des créatures, certaines illuminations les concernant. Elles dévoilent alors à cette âme certaines perfections divines, mais sans les révéler pleinement... On dirait que l'on va recevoir l'intelligence, et malgré tout, elles restent incompréhensibles. C'est encore ce "je ne sais quoi", qu'elle a nommé un balbutiement.

Comment peux-tu durer
O vie, ne vivant pas là où tu vis ?
Et faisant que tu meures
les traits que tu reçois
de ce qu'en toi de l'ami tu conçois.


EXPLICATION

L'âme se sent mourir d'amour et cependant la mort ne vient pas achever son oeuvre et lui donner la libre jouissance de son amour. Elle se plaint donc de la durée de la vie corporelle, qui retarde pour elle la vie de l'esprit. 


Jean de la Croix développe ici un thème platonicien qui peut nous paraître suspect : celui de l'antagonisme corps-esprit. S'il le fait, c'est à partir de la conscience douloureuse d'un décalage entre l'amour violent que l'âme ressent pour Dieu et la trivialité de sa vie naturelle. Ce décalage se résorbera par la suite, quand la vive flamme d'amour ayant achevé son oeuvre purificatrice, le spirituel pourra dire sereinement :


Mon âme s'est vouée,
ainsi que tout mon bien à son service.
Je n'ai plus de troupeau
ni aucun autre office ,
en l'amour seul est tout mon exercice.



STROPHE 9


REMARQUE

L'âme qu'a touchée le venin d'amour cherche partout un remède à son mal... En présence de l'inutilité de ses efforts, elle ne voit d'autre remède que de s'en remettre à celui qui l'a blessée en vue de recevoir de lui le coup de grâce.


Pourquoi, puisque tu as
blessé ce coeur, ne l'as-tu pas soigné ?
Et me l'ayant ravi
pourquoi l'avoir laissé,
sans emporter ce que tu as volé ?


L'âme ne se plaint pas d'avoir été blessée mais de ne pas avoir été guérie de sa blessure. Son Bien-aimé lui a ravi son coeur, mais l'a laissée vide, malade, affamée. Toutefois, ce n'est pas des consolations qu'elle demande mais une mort d'amour qui amènera celui-ci à perfection. Car la rétribution de l'amour, c'est l'amour, et l'âme, tant qu'elle n'a pas atteint la perfection de l'amour, ne peut désirer autre chose... L'âme enflammée de l'amour de Dieu aspire à la perfection de cet amour. 


Écartant toute attente intéressée, Jean de la Croix signifie donc ici que l'impatience de l'âme n'est pas celle d'un ego privé de satisfactions, mais procède avant tout d'une dynamique de l'amour qui tend à son accomplissement.


STROPHE 10


REMARQUE

En proie au mal de l'amour de Dieu, l'âme connaît trois états d'âme :


- Elle est poursuivie par cet amour auquel elle songe en toutes circonstances.


- Elle ne peut prendre plaisir à rien d'autre.


- Si bien que tout lui est à charge dans sa vie quotidienne.


Nous retrouvons, à quelque détails près, les signes qui, dans le traité de la Nuit obscure, caractérisent la nuit des sens. Mais alors que dans la nuit, la sécheresse et l'insipidité constituent la toile de fond de la situation, c'est ici la passion amoureuse, aspirant à posséder l'objet de son désir, qui domine.


C'est pourquoi l'âme dit :


Apaise mes tourments
puisque personne n'y peut mettre fin.
Et que mes yeux te voient
puisque tu es leur lumière
et que je veux pour toi seul les garder.


EXPLICATION

Le désir de l'âme est de contempler son Bien-aimé pour qui elle a le coup de foudre. Pour incliner celui-ci à se livrer à elle, elle lui dit que nul autre que lui n'est capable de la satisfaire et elle cherche à le séduire en l'appelant "la lumière de ses yeux". Elle est sous l'empire d'une passion pour qui plus rien ne compte que l'objet de son amour avec lequel elle veut s'unir au plus vite.


Cet amour impatient crée une pision entre contemplation de Dieu et vie quotidienne, mais, comme toute passion violente, il ne saurait durer, d'autant que sa véhémence témoigne aussi de son imperfection : de son incapacité à animer la totalité de la vie, jusque dans ses plus humbles besognes.


STROPHE 11


REMARQUE

L'amoureux époux des âmes ne peut les voir souffrir sans venir à elles...

De son côté, l'âme embrasée d'amour cherche son Bien-aimé avec plus d'ardeur encore qu'elle ne chercherait un trésor, puisque, pour lui plaire elle a renoncé à toutes choses et à elle-même... 


Aussi, ayant vu et senti dans l'obscure manifestation de son époux quelque chose du souverain bien, de la suprême beauté qui s'y trouve voilée elle meurt du désir de la contempler.


Découvre ta présence,
que la vision de ta beauté me tue !
Vois, la douleur d'amour
rien ne peut la guérir
si ce n'est la présence et la figure.


EXPLICATION

Cette strophe s'inscrit dans le droit fil des précédentes. Il y s'agit toujours d'accéder à la présence de Dieu, à sa vision, fût-ce au prix de la vie ici-bas.


La présence de Dieu, dit Jean de la Croix peut s'entendre de trois façons :


- par essence : il s'agit de sa présence naturelle, créatrice, qui donne la vie et l'être à toutes les créatures.


- par grâce : il s'agit d'une présence surnaturelle, théologale, mais non perçue par son détenteur.


- par affection spirituelle : il s'agit aussi d'une présence surnaturelle, mais perceptible, quoique encore couverte.


L''âme demande ces trois sortes de présence, mais surtout la troisième, c'est-à-dire une présence affective que l'ami fait de soi à l'âme . Comme elle l'a déjà perçue et qu'elle a senti y avoir là un Être immense, voilé , elle lui demande de faire plus : de lever le voile. Sachant que sa condition charnelle ne le permet pas, elle demande qu'on y mette fin : Que la vision de ta beauté me tue ! 


Une précision toutefois : Si l'âme pouvait voir la beauté de Dieu sans mourir, elle ne demanderait pas que cette vision la tuât : parce que vouloir mourir est une imperfection naturelle. Il y a là un bémol au désir de mourir ; ce qui rejoint ce que disait saint Paul : " Nous ne voulons pas être dépouillés, mais être survêtus, afin que ce qui est mortel soit absorbé par la vie." (2 Cor 5, 4).


Il n'empêche que l'âme ne craint pas de mourir, quand elle aime ; au contraire elle le désire... parce que l'âme qui aime Dieu vit plus en l'autre vie qu'en celle-ci, et plus où elle aime qu'où elle anime. 


C'est donc l'amour là encore qui est le grand mobile, dont la dynamique même tend à l'union, plus, à l'unité : Il faut remarquer que l'amour n'arrive jamais à être parfait, jusqu'à ce que les amants viennent à être tellement semblables qu'ils se transforment l'un en l'autre. 

Ce thème est aussi présent dans le poème de la Nuit obscure :


Oh nuit qui a uni
l'ami avec l'aimée,
l'aimée en l'ami même transformée.


Nombreux sont les mystiques qui, au bout du chemin, voient s'abolir les différences et s'effacer toute dualité : Pour Jean de la Croix aussi, l'amour parfait débouche sur l'identification et l'unité : l'âme devient Dieu. Et s'il ajoute parfois par participation certaines métaphores (de la vive flamme qui consume, de l'absorption mutuelle des amants) et certains concepts (de l'union substantielle, du centre de l'âme qui est Dieu) relativisent cette réserve. Bref, à terme, il n'y a plus relation différenciée mais union transformante, plus jonction de complémentaires mais fusion d'identiques dans un unique foyer. Il n'y a plus l'ami et l'aimée, mais l'Amour, Dieu : O Theos agapè estin. Sans doute est-ce à cause d'affirmations de ce genre que les carmes espagnols ont différé la publication du Cantique spirituel.


STROPHE 12


REMARQUE

L'âme, dans l'état qui nous occupe, se sent portée vers Dieu avec la rapidité de la pierre qui se précipite vers son centre... Sa foi est déjà tellement illuminée qu'elle lui laisse entrevoir quelques traits fort clairs des perfections de son Dieu. Dans son anxiété, elle ne trouve rien de mieux que de se tourner vers la foi elle-même.


O source cristalline,
si au milieu de tes reflets d'argent,
tu modelais soudain
les yeux tant désirés
que je porte en mes entrailles gravés.


EXPLICATION

L'âme, consumée de désir de s'unir à l'Époux et dépourvue de toute assistance de la part des créatures, s'adresse à la foi et la choisit comme le moyen de son union avec lui. 


Elle l'appelle cristalline parce que limpide et pure comme une source. Ses traits argentés figurent les vérités qu'elle nous propose et qui dissimulent sous leur placage d'argent l'or de la divinité. Quant aux yeux désirés, ils symbolisent aussi cette présence que l'âme pressent sous les vérités de foi.


Celles-ci ne sont pourtant qu'une première ébauche, une connaissance confuse sur laquelle vient se superposer une seconde esquisse, affective celle-là : une ébauche d'amour que l'âme perçoit car elle se sent devenir conforme à ce qu'elle aime. Cette ressemblance, que l'amour opère au moyen de la transformation des amants, est si parfaite que chacun d'eux semble être l'autre, et que tous deux ne font qu'un... Cette ébauche de transformation est un immense trésor qui procure au Bien-aimé une ineffable satisfaction. 


Bref, l'âme se sent fondre d'amour par l'effet de la soif ardente qui la porte vers la source d'eau vive : Dieu, et cette soif est si intense qu'elle lui est un tourment.


Ajoutons que dans cette strophe, Jean de la Croix retrouve le vieux mythe de Narcisse se contemplant dans l'eau de la source. A ceci près que l'image que cherche l'âme dans cette eau est celle de son être profond : les yeux-mêmes de Dieu qu'elle porte dans ses entrailles. Ces yeux sont aussi les siens, et les voir l'amènera, comme Narcisse, à la mort. Non à une mort par extinction, mais par transmutation de son être.


Une autre interprétation pour la source et ses reflets d'argent, que Jean de la Croix ne renierait sans doute pas, serait d'y voir les apparitions et disparitions éphémères que l'univers changeant présentent à notre regard et dans lesquelles celui-ci cherche, en filigrane, le visage stable, les yeux profonds de l'Éternel.