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chez Alain Delaye

JEAN DE LA CROIX

Suite du commentaire du Cantique spirituel B

Jean de la Croix

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STROPHE 13


REMARQUE

Plus on approche de Dieu, plus on sent en soi le vide de Dieu, plus aussi les ténèbres s'épaississent. A cela s'ajoute un feu spirituel qui dessèche et purifie l'âme en vue de son union à Dieu... Ceci jusqu'au moment où celui-ci l'introduit dans ses divines splendeurs par la transformation d'amour. 


En fait, précise Jean de la Croix, la lumière que reçoit et recevra l'âme est proportionnée à l'obscurité qu'elle aura connue : "Comme ont été ses ténèbres, ainsi sera sa lumière." (Ps 138, 12).


Ami, détourne-les
voici que je m'envole. 


L'ÉPOUX 


Reviens colombe,
le cerf qui est blessé
paraît sur la colline
savourant le souffle frais de ton vol.


EXPLICATION 

Dans la strophe précédente, l'âme appelait d'un désir ardent la vision des yeux de son Bien-aimé. Dans celle-ci, nous la trouvons exaucée. Mais la force de cette vision est telle qu'entrée en extase, elle éprouve une grande faiblesse physique et une frayeur naturelle très vive. Se sentant trop faible pour soutenir cet excès de bonheur, elle s'écrie : "Ami, détourne-les"... 


Et en effet, telle est la misère de notre existence ici-bas que ce qui fait la vie de l'âme, ce qu'elle appelle de tous ses voeux, ne lui est pas plutôt accordé qu'elle se voit hors d'état de le recevoir sans qu'il lui en coûte la vie. 


Devant cette situation contradictoire, Jean de la Croix essaie de justifier l'attitude de l'âme : Il ne faut pas croire cependant qu'en demandant au Bien-aimé de détourner ses yeux, l'âme ait réellement le désir qu'il le fasse... Ce que l'âme voudrait : ce serait recevoir cette faveur hors de la chair, c'est-à-dire sans les troubles et craintes que celle-ci éprouve. 


Toutefois, précise-t-il, ces effets se produisent durant les visites de Dieu, chez les personnes qui n'ont pas encore atteint l'état de perfection... chez ceux qui l'ont atteint, la communication a lieu dans la paix et en suavité d'amour. 


Suivent quelques considérations sur l'extase que Jean de la Croix veut brèves, car d'autres que lui, Thérèse de Jésus en particulier, en ont parlé en détail. 


En bref, l'extase est une forme sublime de contemplation : un vol de l'âme. La contemplation en est une hauteur, sur laquelle, dès cette vie, Dieu commence à se montrer à l'âme et à se communiquer à elle, mais non entièrement. Ce vol produit dans l'âme une brise, un souffle, un esprit, cette connaissance provoque un amour. L'Époux donne ici à l'amour de l'âme le nom de brise, parce qu'il procède de la contemplation et de la connaissance qu'elle reçoit alors de Dieu... Cet amour est aussi une flamme qui, en brûlant, tend à devenir toujours plus consumante. 


l'Époux s'en réjouit. C'est comme s'il disait : l'ardeur de ton vol me fait brûler davantage, parce qu'un amour enflamme un autre amour... C'est pourquoi ajoute Jean de la Croix , le véritable amant doit faire en sorte que chez lui cette flamme ne manque jamais. Pour cela, il doit pratiquer la charité dont l'Apôtre nous dit : "Elle est patiente, elle est bienfaisante, elle n'est pas jalouse ; elle ne s'aigrit pas, ne s'enfle pas, n'est pas ambitieuse ; elle ne cherche pas son intérêt. Elle ne s'irrite pas, ne pense pas à mal, ne se réjouit pas de l'iniquité, mais de la vérité. Elle souffre tout, croit tout, espère tout, supporte tout." (1 Co 13,4-7) 


Après ses hautes considérations sur le vol de l'extase, quelque peu abrégées et relativisées par ailleurs, Jean de la Croix nous fait donc atterrir dans la pratique concrète de l'amour au quotidien. Mais comment ne pas revenir aux vers de la strophe. La bergère amoureuse du début du Cantique s'y transforme en colombe qui vole, et le pasteur qu'elle poursuit, tel un cerf en fuite, y devient véritablement ce cerf, mais au repos, délassé par la brise de l'amour. Ce symbolisme animalier nous renvoie une fois de plus au Cantique des Cantiques (I, 14 ; VI,8 ; II,16...) et à la beauté des amants qui alimente leur amour. 


STROPHES 14 ET 15


REMARQUE SUR LES DEUX STROPHES

Notre petite colombe volait par les airs de l'amour sur le déluge de ses peines et de ses angoisses amoureuses, qui ne lui laissaient pas où poser le pied. Enfin le compatissant Noé, étendant la main de sa miséricorde, la prit et la plaça dans l'arche de son tendre amour. L'âme, ayant trouvé dans sa nouvelle retraite tout ce qu'elle désirait, et plus qu'il ne peut se dire, commence à chanter les louanges de son Bien-aimé et à exposer les merveilles dont elle jouit dans son union avec lui.

Mon aimé, les montagnes,
les vallées solitaires, ombragées,
les îles prodigieuses,
les fleuves au bruit puissant,
le sifflement des vents porteurs d'amour.
Et la nuit apaisée
qui précède le réveil de l'aurore,
la musique sans bruit,
la retraite sonore,
le souper qui récrée et qui énamoure.


REMARQUE

Le vol spirituel dont nous avons parlé dénote un état très sublime, une union d'amour... que l'on appelle les fiançailles spirituelles avec le Verbe, Fils de Dieu. 


En cet heureux jour, non seulement l'âme voit finir ses fortes anxiétés et cesse ses plaintes amoureuses, mais, comblée de biens, elle entre dans un état tout de paix, de délices, de tendre douceur. Il n'y est plus question d'angoisses et de souffrances, mais d'union, de suave et paisible échange d'amour entre elle et son Bien-aimé : tout le reste a pris fin. 


Toutefois, à certaines âmes il est donné plus, aux autres moins : les unes reçoivent d'une manière, les autres d'une autre. L'état des fiançailles spirituelles comporte une grande diversité de faveurs. Nous signalons dans ces vers ce qui s'y rencontre de plus élevé.


EXPLICATION DES DEUX STROPHES 

L'âme voit et possède dans cette divine union une abondance d'inappréciables richesses. Elle y goûte tout le repos et tout le bonheur qu'elle peut souhaiter. Elle y reçoit sur Dieu des lumières qui lui révèlent d'admirables secrets... Elle sent en Dieu une puissance et une force terribles, en présence desquelles toute autre puissance et toute autre force défaillent. Elle y goûte d'une manière très relevée la sagesse de Dieu, qui resplendit dans l'harmonie des créatures et dans les oeuvres de ses mains. Elle se sent remplie de tous les biens, libérée et mise à l'abri de tous les maux. 


Dans ces deux strophes, l'épouse nous déclare à la fois ce que son Bien-aimé est en lui-même et ce qu'il est pour elle... Elle goûte la vérité de cette parole de saint François : Mon Dieu et mon tout ! Dieu est toutes choses à l'âme et il est en lui-même tout le bien qu'elles contiennent... Les excellences signalées ici, et toutes réunies, c'est Dieu même. 


Mon aimé, les montagnes, 


Les montagnes sont élevées ; elles sont fertiles, spacieuses, belles gracieuses, fleuries et embaumées. Mon Bien-aimé est pour moi ces montagnes. 


les vallées solitaires, ombragées, 


Les vallées solitaires sont paisibles, agréables, fraîches et ombragées... Mon Bien-aimé est pour moi ces vallées. 


les îles prodigieuses, 


Les îles prodigieuses sont entourées par l'océan et situées au-delà des mers... C'est Dieu même que l'âme désigne ici ainsi, à cause des merveilles inouïes, étranges, bien au-dessus de toute connaissance humaine, qu'elle découvre en lui. 


les fleuves au bruit puissant, 


Les fleuves ont trois propriétés : ils inondent, submergent, ils comblent tous les vides, et ils roulent leurs eaux avec fracas. Dans la communication de Dieu dont il s'agit, l'âme goûte délicieusement en lui ces trois propriétés. 


En premier lieu, l'âme se sent investie par le torrent de l'esprit de Dieu, qui s'empare d'elle avec une incroyable puissance... Toutefois, malgré son impétuosité, cette opération de l'Esprit saint ne lui cause aucune souffrance. Ces fleuves sont des fleuves de paix. 


En second lieu, elle sent que ce torrent divin comble les profondeurs de son humilité et les vides creusés par le renoncement à ses appétits. 


En troisième lieu, ces fleuves retentissants du Bien-aimé produisent dans l'âme comme un fracas, une voix spirituelle qui couvre tous les bruits et toutes les voix de la terre... Dieu est une voix infinie... toutefois, il se proportionne à chaque âme, donnant à sa voix le juste degré de puissance qui convient à chacune. 


le murmure des vents porteurs d'amour. 


On peut distinguer deux choses dans la brise : le contact et le murmure. De même, dit Jean de la Croix, il y a dans la grâce ici reçue une touche de Dieu qui pénètre la substance de l'âme et une connaissance délicieuse qui pénètre son ouïe, c'est-à-dire l'intelligence. Parce que ce murmure de la brise signifie la connaissance substantielle, certains théologiens tiennent que notre père Élie vit Dieu même dans ce souffle de brise légère qui se fit sentir à lui sur la montagne, à l'entrée de la caverne où il se tenait (1 R 19,12). De même, saint Paul dit avoir entendu "des paroles secrètes, qu'il n'est pas permis à l'homme de prononcer". 


Mais, il ne s'agit pas là, précise Jean de la Croix, de connaissance et jouissance claire, seulement de contemplation, laquelle en cette vie est, au dire de saint Denis, un rayon de ténèbres… Cette connaissance est la même que celle nommée plus haut "les yeux ardemment désirés" de l'Époux. 


Et la nuit apaisée 


Pendant le sommeil spirituel dont l'âme jouit sur le sein de son Bien-aimé, elle goûte et possède tout le calme, tout le repos, toute la quiétude d'une paisible nuit, en même temps qu'elle reçoit une intelligence divine, abyssale et obscure. 


qui précède le réveil de l'aurore, 


Toutefois, cette nuit paisible n'est pas complètement noire, c'est plutôt l'obscurité que l'on trouve au point du jour, un repos dans la lumière divine qui commence à poindre. 


la musique sans bruit, 


Il s'agit du concert que l'univers entier fait entendre en manifestant l'harmonie d'ensemble de toutes les créatures entre elles et de Dieu en elles. 


la retraite sonore, 


Cette solitude diffère très peu de la musique silencieuse. Il s'agit encore du témoignage que rendent les créatures à la sagesse et à la puissance de Dieu. 


le souper qui récrée et qui énamoure.


Le repas du soir apporte aux amants à la fois récréation, rassasiement, amour. Il désigne la vision de Dieu dans les Écritures. Et particulièrement, relève Jean de la Croix, dans Ap 3,20 : "Voici que je me tiens à la porte et je frappe. Si quelqu'un entend ma voix et m'ouvre sa porte, j'entrerai chez lui et je souperai avec lui, et lui avec moi." 

Dieu est lui-même ce souper, ajoute-t-il. 


Le commentaire de ces deux strophes s'achève sur une observation relevant que, malgré ces communications sublimes, les fiançailles spirituelles n'ont pas encore la perfection du mariage spirituel. L'âme y garde encore quelques racines amères qui devront être extirpées. Il n'en reste pas moins qu'elles constituent l'un des sommets du parcours spirituel, et c'est pourquoi Jean de la Croix en parle longuement. 


On ne saurait trop insister sur l'importance et la beauté de ces deux strophes du Cantique spirituel. Dans un rythme incantatoire bousculant les catégories spatio-temporelles, ces métaphores fusionnelles réintroduisent l'univers en Dieu comme dans leur lieu propre. Au début du poème l'âme cherchait son amant dans des paysages où, hormis quelques traces fugaces, il brillait par son absence. Ici, ces mêmes paysages se trouvent être perçus comme l'essence même de Dieu : Mon aimé, les montagnes...


STROPHE 16


REMARQUE 

En cet état de fiançailles spirituelles, les vertus de l'épouse ont désormais atteint un degré parfait, et elle jouit d'ordinaire en paix des visites du Bien-aimé... L'âme alors, au milieu des délices de l'amour, réunit toutes ces vertus et les offre à son Bien-aimé comme un bouquet bien serré, de fleurs admirables... Elle s'offre elle-même en offrant ses vertus, et c'est la plus douce satisfaction qu'elle puisse procurer à son Bien-aimé. 


Mais le démon cherche à réveiller la sensualité... Il forme des fantasmes dans l'imagination, excite des mouvements dans la sensibilité... L'âme, pour faire connaître le combat qui lui est livré et obtenir la faveur d'en être affranchie, prononce la phrase suivante :


Les renards, chassez-les,
car voici déjà notre vigne en fleur
tandis qu'avec des roses
nous ferons une pigne
et que nul ne se montre à la colline.


EXPLICATION 

L'âme souhaite que rien ne vienne entraver les intimes délices d'amour dont elle jouit et qui sont comme les fleurs de sa vigne. Elle demande donc aux anges de chasser tout ce qui pourrait perturber les opérations de l'amour : ces ineffables échanges de vertus et de grâces qui ont lieu entre le fils de Dieu et elle. 


Les renards, chassez-les,
car voici déjà notre vigne en fleur 


La vigne dont elle parle n'est autre que les plants des vertus, qui lui fournissent un vin d'agréable saveur... les renards sont l'ensemble de ses appétits et mouvements sensitifs... que l'épouse des Cantiques évoque en disant : "Prenez-nous les petits renards qui ravagent les vignes, car notre vigne a fleuri." (Ct 2,15) 


Si elle parle des fleurs et non des fruits de la vigne, c'est qu'ici-bas les vertus ne sont qu'un bien goûté dans sa fleur. 


tandis qu'avec des roses
nous ferons une pigne 


L'âme rassemble ces vertus et les offre à son Bien-aimé comme un bouquet bien serré ayant l'allure d'une pomme de pin dont les pignons seraient des roses. 


et que nul ne se montre à la colline. 


Pour la divine opération dont il s'agit, il faut la solitude, l'abstraction de tous les objets qui pourraient solliciter l'attention de l'âme. 


La colline symbolisant l'ensemble des sens et des facultés, que nul n'y paraisse signifie : qu'aucune image, représentation, connaissance, réflexion, acte particulier ne s'y produisent. Ceci pour que l'âme puisse jouir pleinement de la communication de Dieu. En effet, une fois l'oeuvre de l'union d'amour accomplie, l'âme est exercée par l'amour. Dès lors le travail des puissances cesse... L'âme désormais n'a rien d'autre à faire qu'à se tenir présente à Dieu par l'amour : c'est alors l'amour unitif ininterrompu. 


Cette strophe et la suivante occupent, dans le Cantique A, la 25 ème et 26 ème places. Dans le Cantique B, Jean de la Croix les rétrograde à la 16 ème et 17 ème places. Probablement parce qu'il juge que les perturbations qu'elles évoquent encore, malgré la paix de l'union, y sont mieux en place qu'à proximité du mariage spirituel, où elles se situent dans le Cantique A. 


On peut en retenir que cette période des fiançailles, qui est un temps oùù cessent les tourments de l'âme et où elle reçoit des grâces admirables, reste encore sous le signe d'une fluctuation et d'un certain conflit intérieur que seul le mariage spirituel parviendra à dissiper.


STROPHE 17


REMARQUE 

Dans l'état des fiançailles spirituelles, les absences de son Bien-aimé se font sentir à l'âme d'une manière très douloureuse... à quoi s'ajoute le tourment que lui cause toute espèce de rapport avec les créatures... S'adressant donc tour à tour à l'aridité spirituelle et à l'esprit de son époux, elle dit :


Arrête, bise morte,
viens zéphyr qui réveilles les amours,
souffle par mon jardin,
que courent ses parfums,
et l'aimé mangera parmi les fleurs.


EXPLICATION 

Pour se prémunir contre l'aridité spirituelle l'âme prend deux précautions : Elle ferme la porte à l'aridité, au moyen de la dévotion et d'une oraison continuelle, et invoque ensuite l'Esprit saint, dont le propre est de bannir cette aridité, de nourrir et faire croître en elle l'amour de son époux. 


Arrête, bise morte, 


La bise est un vent très froid, qui dessèche et flétrit les fleurs et les plantes. L'aridité spirituelle et l'absence sensible du Bien-aimé produisent les mêmes effets dans l'âme... C'est pourquoi l'âme dit : Arrête, bise morte. 


viens zéphyr qui réveilles les amours, 


Le zéphyr, au contraire est une brise paisible, qui apporte la pluie, fait germer les arbustes et les plantes, épanouit les fleurs, et leur fait exhaler leurs parfums. Par cette brise l'âme désigne le Saint-Esprit. 


souffle par mon jardin, 


Ce jardin, c'est l'âme elle-même... Il arrive parfois que Dieu, par une faveur toute spéciale, fait passer à travers le parterre fleuri de l'âme le souffle de son divin Esprit qui épanouit tous les boutons des vertus et découvre les essences aromatiques, c'est-à-dire les dons, les perfections, en un mot les trésors de cette âme, mettant à nu les richesses de son fonds et l'excellence de sa beauté. 


que courent ses parfums, 


Cette âme fait alors l'effet d'un jardin ravissant rempli des délices et des richesses de Dieu. Au reste, ce n'est pas seulement au temps de l'épanouissement des fleurs que les âmes saintes imposent l'admiration. Dans l'ordinaire de la vie, il y a en elles je ne sais quelle grandeur, quelle dignité, qui commande une respectueuse réserve. C'est un effet surnaturel dû à leur intime et familière communication avec Dieu. 


Jean de la Croix relève ici la source littéraire de sa strophe. Il s'agit du Cantique des Cantiques : "Éloigne-toi, aquilon ! Viens, autan ! Souffle sur mon jardin, qu'il distille ses arômes. Que mon Bien-aimé entre dans son jardin, qu'il en goûte les fruits délicieux !" (4,16). Et il précise : Tout cela, l'âme le désire non pour les délices et la gloire qui lui en reviendront, mais pour le plaisir que son Époux, elle ne l'ignore pas, doit en recevoir. Ce qu'explicite le dernier vers : 


et l'Aimé mangera parmi les fleurs. 


Si la communication que l'Époux fait de lui-même à l'âme a lieu par le moyen du don des fleurs, c'est cependant de l'âme elle-même qu'il fait sa nourriture, alors qu'il la transforme en soi comme un aliment assaisonné des fleurs des vertus, des dons et des perfections, qui sont comme l'assaisonnement qui la pénètre. 


Là encore, le Cantique des Cantiques fournit la métaphore en plusieurs endroits (2,16 ; 6,2 -3). On relèvera que Jean de la Croix la pousse fort loin puisqu'il y voit une complète absorption de l'âme par Dieu, absorption transformante qui rejoint par ailleurs sa métaphore du feu divin qui consume et consomme le bois de l'âme.


STROPHE 18


Cette strophe, ainsi que les trois suivantes (19-20-21), occupent dans le Cantique A les 31, 32, 29 et 30 èmes places. C'est dire qu'elles s'y placent dans le contexte du mariage spirituel. Or, les troubles dont elles parlent semblent peu compatibles avec cet état. D'où le retrait qu'opère Jean de la Croix en les ramenant dans la période des fiançailles spirituelles. 


REMARQUE 

Cette remarque insiste sur le conflit qui existe encore en l'âme entre l'expérience mystique qu'elle fait, les grâces qu'elle reçoit, et les mouvements toujours vifs de sa sensualité. Cette âme se sent comme en pays ennemi, tyrannisée par des étrangers, comme morte au milieu des morts. C'est pourquoi elle dit : 


O nymphes de Judée
Tant que sur les fleurs et sur les rosiers
l'ambre exhale un parfum,
restez dans vos quartiers,
à notre seuil, veuillez ne point toucher.

EXPLICATION 


C'est ici l'épouse qui parle. Se voyant, selon la partie supérieure, comblée par son Bien-aimé de dons et de délices inestimables,... et se voyant d'autre part exposée à les perdre par les attaques de la partie inférieure, de la sensualité, elle supplie les opérations et mouvements de cette partie inférieure de s'apaiser dans ses facultés et dans ses sens. 


O nymphes de Judée 


Elle appelle Judée la partie inférieure ou sensitive de l'âme... et donne le nom de nymphes aux imaginations, fantasmes, agitations, affections de cette partie. 


Tant que sur les fleurs et sur les rosiers 


Les fleurs sont les vertus de l'âme. Les rosiers sont ses facultés : mémoire, intelligence et volonté. Dans ces puissances : 


l'ambre exhale un parfum, 


c'est-à-dire l'esprit divin de l'Époux répand la suavité spirituelle. 


restez dans vos quartiers, 


Les quartiers correspondent aux sens intérieurs comme la mémoire, la fantaisie, l'imagination où se recueillent et se conservent les formes, images, fantasmes des objets de la sensualité. 


La cité, au contraire est ce qu'il y a dans l'âme de plus intérieur, c'est la partie raisonnable, capable de communiquer avec Dieu. De là cette injonction aux "nymphes" de se tenir dans la banlieue, c'est-à-dire de respecter le calme des sens intérieurs et extérieurs. 


à notre seuil, veuillez ne point toucher. 


C'est-à-dire gardez-vous de toucher, ne fût-ce que par des premiers mouvements, la partie supérieure de l'âme. Celle-ci les avertit de ne point porter la moindre atteinte à sa quiétude et à son bonheur. 


STROPHE 19


REMARQUE

Jean de la Croix interprète cette strophe comme la prise de conscience de l'incapacité de la sensibilité ordinaire à participer aux communications divines les plus hautes. Aussi fait-il demander à l'âme que celle-ci en soit tenue à l'écart. 

Cache-toi, mon ami,
tourne ton visage vers les montagnes
et veuille ne rien dire.
Vois plutôt les compagnes
de celle qui va par d'étranges îles.


EXPLICATION 

L'âme, dans cette strophe, adresse quatre demandes à l'Époux : 


D'abord, qu'il daigne lui accorder ses grâces dans le fond le plus intime d'elle-même ; 


ensuite, qu'il investisse et qu'il informe ses facultés de la gloire et des perfections de sa divinité ; 


en troisième lieu, que cette communication soit si haute et si profonde qu'elle reste en tout point inexprimable et que la partie extérieure et sensitive n'y participe pas. 


enfin, qu'il se réjouisse des vertus et grâces qu'il lui a données en si grand nombre. 


Cache-toi, mon ami, 


Cache-toi tout au fond de moi et fais-y moi goûter tes communications en secret. 


tourne ton visage vers les montagnes 


La face de Dieu, c'est la divinité. Les montagnes sont les facultés de l'âme : mémoire, intelligence et volonté. C'est donc comme si elle disait : Que ta divinité investisse mon intelligence en versant en elle de divines connaissances, ma volonté en la remplissant du divin amour, ma mémoire en lui donnant un avant-goût de la gloire. 


L'âme demande ici tout ce qu'il est possible de demander... la vision de la face de Dieu, c'est-à-dire la communication essentielle et sans intermédiaire de la divinité, un contact où les deux substances, celle de l'âme et celle de la divinité, se toucheront nûment. 


et veuille ne rien dire. 


Dieu ne doit en rien dire tout simplement parce qu'il n'y a rien à en dire, rien du moins qui soit recevable, compréhensible par la sensibilité commune. 


Vois plutôt les compagnes 


Le regard de Dieu est amour et libéralité. Les compagnes que l'âme prie Dieu de regarder, ce sont les vertus et les dons, les perfections et les autres richesses spirituelles dont il l'a comblée, comme d'autant de présents de fiançailles. 


de celle qui va par d'étranges îles. 


C'est-à-dire de cette âme qui s'avance vers toi par des connaissances, des modes et des voies extraordinaires, entièrement éloignés des sens et des connaissances naturelles. 


STROPHES 20 ET 21


REMARQUE 

L'âme qui a franchi le cap des fiançailles et aspire au mariage spirituel n'est pas encore en état d'assumer la force terrible qui lui viendra de ce noeud si fort et si serré. Elle a encore besoin d'être débarrassée des imperfections qui lui restent. C'est pourquoi l'Époux, qui prononce les deux strophes qui suivent, prend les moyens d'achever la purification de l'âme, de la fortifier, de la disposer... Pour cela, il s'oppose aux assauts et aux révoltes provenant de la sensualité ou du démon. 


O vous, oiseaux légers,
lions, et cerfs et daims qui bondissez,
monts, vallées et rivages,
ondes, souffles, ardeurs,
et vous, angoisses des nuits d'insomnie,
Par les lyres légères
et le chant des sirènes, je vous prie,
que cessent vos colères
Ne touchez pas au mur,
que l'épouse trouve un sommeil plus sûr.


EXPLICATION 

Dans ces deux strophes, l'Époux, Fils de Dieu, met l'âme épouse en possession de la paix et de la tranquillité parfaite. 


Il met fin aux inutiles divagations de l'imagination, aux désordres de l'agressivité et de la convoitise, et modère les quatre passions de l'âme : la joie, l'espoir, la douleur et la crainte. 


En vertu de cette vive transformation de l'âme en Dieu qui s'opère à ce moment, toutes les puissances, tous les appétits, toutes les inclinations de l'âme perdent leur imperfection naturelle et deviennent divins. 


L'Époux dit donc : 


O vous, oiseaux légers, 


Il appelle oiseaux légers les divagations de l'imagination qui voltigent de part et d'autre avec tant de légèreté et d'instabilité. 


lions, et cerfs et daims qui bondissez, 


Par les lions, il faut entendre les amertumes et les emportements de l'agressivité... Les cerfs et les daims représentent la convoitise qui produit deux effets contraires : la pusillanimité et l'audace. 


Il est bon de remarquer qu'ici l'Époux ne conjure pas l'agressivité et la convoitise elles-mêmes, dont l'âme ne saurait être privée, mais seulement leurs actes importuns et désordonnés, figurés par les lions, les cerfs et les daims bondissants. 


monts, vallées et rivages, 


Ces appellations désignent les actes désordonnés des trois puissances de l'âme : la mémoire, l'intelligence et la volonté. Les montagnes, qui sont élevées, représentent les actes désordonnés par excès. Les vallons, qui sont très bas, figurent les actes qui restent bien au-dessous de but à atteindre. Enfin les rivages, qui ne sont ni très hauts ni très bas, désignent les actes qui vont s'écartant du juste milieu, mais ne sont pas trop déréglés. 


L'Époux conjure tous ces actes, qui s'écartent de ce qui est juste, de prendre fin, au nom des lyres harmonieuses et du chant des sirènes. Cette mélodie divine met les trois puissances de l'âme dans un équilibre si parfait qu'elles accomplissent leurs opérations avec toute la justesse requise. 


ondes, souffles, ardeurs, 

et vous, angoisses des nuits d'insomnie, 


Ces quatre interpellations s'adressent aux mouvements qui naissent des quatre passions : la douleur, l'espérance, la joie et la crainte. 


Par les ondes, il faut entendre les impressions de la douleur et de la tristesse, qui pénètrent dans l'âme, semblables à des eaux qui débordent... Par les souffles les sentiments d'espoir qui, semblables au souffle de la brise, volent par le désir vers le bien qui leur manque... Les ardeurs représentent le sentiment de la joie qui enflamme le coeur à la façon du feu... Les angoisses des nuits d'insomnie doivent s'entendre de la crainte... Elles ont parfois pour auteur Dieu lui-même qui s'apprête à gratifier l'âme de quelque faveur insigne, dont la force est éprouvante. 


Ainsi le Bien-aimé conjure les quatre genres d'impressions qui naissent des quatre passions de l'âme ; en les conjurant, il les apaise et y met un terme. Dans l'état spirituel dont il s'agit, il communique à son épouse, par les lyres harmonieuses et le chant des sirènes, une telle abondance de vigueur, de force et de suavité que ces impressions, non seulement ne la dominent plus, mais ne peuvent plus en aucune façon l'importuner... 


Ainsi le Bien-aimé conjure les quatre genres d'impressions qui naissent des quatre passions de l'âme ; en les conjurant, il les apaise et y met un terme... Les eaux de la douleur n'arrivent plus jusqu'à elle. Même de la compassion, elle n'a plus la souffrance, quoiqu'elle en retienne les oeuvres... Les aspirations de l'espérance ne sont pas davantage une source de peine. L'union avec Dieu satisfait tous ses désirs... Elle ne s'aperçoit plus de l'absence de la joie, ni n'est surprise de son abondance, car la félicité dont elle jouit d'une manière habituelle est si pleine et si parfaite, qu'il en est comme de la mer, dont les eaux ne s'élèvent ni ne s'abaissent, que les fleuves y entrent ou en sortent. C'est que l'âme est devenue cette source dont le Christ a dit en saint Jean qu'elle jaillit jusqu'à la vie éternelle (4, 14) . 


En réalité, les joies et les délices occasionnelles, bien loin de faire défaut à cette âme, sont pour elle sans nombre. Mais elles n'ajoutent rien à la félicité essentielle dont elle jouit, parce tout ce qui peut y être ajouté, elle le possède déjà, de sorte que sa félicité première reste toujours supérieure à la félicité qui vient s'offrir... Elle a sur ce point une certaine ressemblance avec Dieu, qui prend ses délices en toutes choses et qui cependant n'en rencontre pas de comparables à celles qu'il trouve en lui-même... Ainsi, toutes les joies et toutes les satisfactions nouvelles qui viennent s'offrir à cette âme lui servent comme d'invitation à se délecter dans la félicité dont elle a en elle-même la possession et la jouissance. 


Une fois que l'âme est arrivée à cette transformation parfaite, elle a pris tout son développement et ne croît plus par le fait de ces grâces nouvelles. Et pourtant, chose admirable, cette âme qui ne reçoit plus de délices nouvelles a le sentiment qu'elle les reçoit sans cesse et même qu'elle les possédait déjà. La raison en est qu'elle les goûte toujours d'une manière nouvelle, parce que le bien dont elle jouit est un bien toujours nouveau. 


Voyons les vers de la seconde strophe : 


Par les lyres légères
et le chant des sirènes, je vous prie, 


Les lyres harmonieuses représentent ici les douceurs que l'époux, dans cet état, verse lui-même dans l'âme, par où il met un terme aux importunités qui la molestaient... Le chant des sirènes représente le bonheur permanent dont l'âme a été mise en possession. 


que cessent vos colères 


L'Époux donne le nom de colères aux troubles et aux tourments causés par les affections et les opérations déréglées des puissances de l'âme. Il dit donc : 


Ne touchez pas au mur, 


Ce mur représente l'enceinte de paix, le rempart de vertus et de perfections qui environnent l'âme et la protègent, tel un jardin choisi où l'Époux prend son repas parmi les fleurs. "Ma soeur, mon épouse, dit-il dans les Cantiques, est un jardin clos." (Ct 4,12) 


que l'épouse trouve un sommeil plus sûr 


C'est-à-dire, qu'elle jouisse plus librement du repos et de la douceur qu'elle goûte en son Bien-aimé. Il n'y a plus désormais pour l'épouse de porte fermée. Elle peut se livrer quand et comme elle le veut à ce doux sommeil d'amour, ainsi que l'époux le donne à entendre dans les Cantiques : "Je vous conjure, filles de Jérusalem, par les chevreuils et les cerfs des campagnes, de ne pas réveiller ma bien-aimée jusqu'à ce qu'elle le veuille." (Ct 3,5) 


Ces commentaires, on le comprend, anticipent sur l'état dont il sera question dans la prochaine strophe. Ils servent de transition entre les fiançailles spirituelles, encore soumises à perturbations, et l'union parfaite et paisible qui se consomme dans le mariage spirituel. 

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