STROPHE 22
REMARQUE
Ayant résolu les dernières difficultés de l'épouse, l'Époux se livre à la joie. Chose admirable en vérité de voir cet Époux de l'âme, comblé de joie et d'allégresse lorsqu'il tient entre ses mains, dans l'union si désirée, cette âme qu'il a prise pour lui et portée à une perfection si haute.
Elle est entrée l'épouse
dans le verger aimable et désiré
et à son gré repose,
son cou vient s'incliner
sur la douceur des bras du bien-aimé.
EXPLICATION
L'épouse a fait tout ce qui était en son pouvoir pour se délivrer des renards, arrêter la bise, apaiser les nymphes, autant d'obstacles pour elle à la parfaite jouissance du mariage spirituel. Elle a demandé, et obtenu le souffle de l'Esprit : moyen et intermédiaire indispensable pour accéder à cet état. Reste maintenant à traiter du mariage spirituel lui-même.
Elle est entrée l'épouse
Jean de la Croix profite de ce vers, signifiant l'accès au mariage spirituel pour récapituler le chemin parcouru par l'épouse.
Avant d'y arriver elle a commencé par s'exercer aux labeurs et aux amertumes de la mortification, ainsi qu'à la méditation des choses spirituelles (strophes 1 à 5).
Elle est entrée ensuite dans la voie contemplative où elle est passé par les gorges étroites de l'amour, (strophes 6 à 12). C'est alors qu'ont eu lieu les fiançailles spirituelles.
Après cela, elle est entrée dans la voie unitive, dans laquelle elle a été gratifiée de beaucoup de communications élevées, de nombreuses visites de l'Époux... elle s'est avancée et perfectionnée dans l'amour (strophes 13 à 21).
Il ne restait plus qu'à célébrer le mariage spirituel entre cette âme et le Fils de Dieu (strophes 22 et suivantes).
Cet état dépasse de beaucoup celui des fiançailles, car c'est une transformation totale dans le Bien-aimé : les deux parties s'y livrent l'une à l'autre en totale possession l'une de l'autre, avec une certaine consommation de l'union d'amour, qui fait l'âme divine et Dieu par participation.. Cet état est le plus haut qu'on puisse atteindre en cette vie.
Une fois le mariage spirituel consommé entre Dieu et l'âme, il y a deux natures fondues dans un même esprit et un même amour... Quand la lumière d'une étoile ou celle d'un flambeau se joint à celle du soleil, l'étoile et le flambeau cessent de luire, il n'y a plus que la lumière du soleil, qui absorbe les autres lumières.
dans le verger aimable et désiré
Dans ce jardin de l'entière transformation... il s'établit entre les deux natures une telle union, une telle communication de la nature divine à la nature humaine, que, sans rien perdre de leur être, Dieu et l'âme ne sont plus, ce semble, que Dieu même... Reposant désormais entre les bras d'un tel Époux, dans un embrassement ininterrompu et très étroit, elle vit de la vie même de Dieu. En cette âme se vérifie la parole de saint Paul : "Ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi." (Ga 2,20)
De même que Dieu est incapable de ressentir aucune souffrance : l'âme est entièrement affranchie de la douleur. Elle est pénétrée, jusque dans sa substance, divinement transformée en lui, des délices et de la gloire même de Dieu. C'est pourquoi il est dit aux vers suivants :
et à son gré repose,
son cou vient s'incliner
Le cou représente ici la vigueur de l'âme, vigueur sans laquelle elle serait hors d'état de supporter un embrassement si étroit...
sur la douceur des bras du bien-aimé.
Incliner le cou sur les bras de Dieu, c'est avoir joint sa vigueur, ou plutôt sa faiblesse, à la force de Dieu... qui est tout à la fois la force et la douceur de l'âme. En lui elle est protégée, défendue contre tous les maux, enivrée de tous les biens.
Le mariage spirituel, achève de dire Jean de la Croix, est une union sans nul intermédiaire. Il est un baiser de l'âme à Dieu... il réalise cette parole des Cantiques : "L'hiver est passé, les pluies se sont dissipées, les fleurs sont apparues sur notre terre." (2,11-12).
Ces textes admirables sur le mariage spirituel se passent de commentaires, ceux-ci ne pouvant que les affaiblir. Soulignons cependant à quel point ils optimisent la démarche spirituelle en montrant au terme de son parcours une joie indicible et une absence totale de souffrance. C'est d'un véritable nirvâna chrétien que le mariage spirituel ouvre les portes, et comme du nirvâna bouddhiste, peu de choses peuvent en être dites car toutes sont faites pour être vécues, expérimentées, vues dans une lumière ineffable.
STROPHE 23
REMARQUE
Dans l'état du mariage spirituel, l'Époux découvre à l'âme ses secrets, ses mystères, et particulièrement le plus important de tous : celui de l'Incarnation.
Au-dessous du pommier,
comme épouse t'ai prise près de moi,
la main je t'ai donnée
et tu fus réparée
là où ta mère avait été violée.
EXPLICATION
Dans cette strophe, Jean de la Croix met en parallèle l'arbre mythique du jardin d'Eden qui fut l'occasion de la première chute humaine (Gn 3,3) , avec celui de la croix qui fut l'occasion de son relèvement, de sa rédemption.
Au-dessous du pommier
c'est-à-dire sur l'arbre de la Croix où le Fils de Dieu racheta la nature humaine.
comme épouse t'ai prise près de moi,
la main je t'ai donnée
à savoir, je t'ai donné faveur et assistance... pour faire de toi ma compagne, ma fiancée.
et tu fus réparée
là où ta mère avait été violée.
Ta mère, la nature humaine, avait été violée en la personne de tes premiers parents sous l'arbre, et c'est sous l'arbre de la croix que tu as été réparée.
Jean de la Croix donne ici la source de sa métaphore : une version particulière du Cantique des Cantiques qui dit (en latin) : "Sous le pommier je t'ai réveillée, là ou ta mère fut corrompue, là où celle qui t'a donné le jour fut violée." (Ct 8,5)
Ce genre d'allégorie nous touche moins aujourd'hui qu'elle ne pouvait le faire au XVIème s. où les lecteurs de la Bible prenaient ses images au premier degré. L'intérêt pour nous de cette strophe réside dans son optimisme : Dieu prend occasion du mal pour produire un plus grand bien. À travers la mort honteuse et atroce infligée à Jésus, effet lointain mais certain d'une corruption humaine millénaire, il opère le salut du monde. Face à la haine meurtrière des hommes, tissée depuis l'origine dans la longue histoire humaine, s'affirme la puissance salvatrice de l'amour.
STROPHE 24
REMARQUE
Après la remise de l'épouse au Bien-aimé, il est immédiatement question du lit nuptial... qui n'est autre que l'Époux lui-même, le Verbe Fils de Dieu, en qui elle repose par le moyen de l'union d'amour
Notre couche est fleurie,
de cavernes de lions entourée,
tout de pourpre embellie,
de paix édifiée
d'un millier d'écus d'or couronnée.
EXPLICATION
Dans les deux strophes précédentes, l'âme épouse a chanté les grâces et les perfections du Fils de Dieu, son Bien-aimé. Ici elle reprend ce chant de louange.
Notre couche est fleurie,
Ce lit de l'âme, donc, c'est l'Époux. Il est tout fleuri parce, dans cette union où elle repose en lui en qualité d'épouse, le Bien-aimé lui ouvre son coeur et son amour, c'est-à-dire lui communique la sagesse, les secrets, les grâces, les dons, les perfections mêmes de Dieu, ce qui la comble de beauté, de richesses et de délices.
L'épouse des Cantiques, s'adressant à l'Époux, lui dit de même : "Notre lit est tout fleuri." (Ct 1,16) ... S'il est dit tout fleuri, c'est que les vertus de l'âme sont à présent en elle parfaites et héroïques.
de cavernes de lions entourée,
Là encore, par la caverne des lions, il faut entendre les vertus dont l'âme est enrichie dans cet état d'union avec Dieu... Chaque vertu possédée en sa perfection est pour cette âme une caverne de lions où réside le Christ son époux, lion puissant qui lui est uni par cette vertu et toutes les autres.
L'épouse, en disant que sa couche est entourée de cavernes de lions, veut nous faire entendre que, dans cet état, toutes les vertus sont étroitement jointes et unies les unes aux autres, affermies et soutenues les unes par les autres.
tout de pourpre embellie,
La pourpre, dans les divines Écritures, désigne la charité... toutes ces vertus de l'âme sont donc comme tendues sur le fond de l'amour qui les conserve ; elles sont comme baignées d'amour. Chacune d'elles est à l'âme une provocation à aimer Dieu, de sorte qu'en toute rencontre, en toute oeuvre qui se présente à faire, elle se porte amoureusement à cet accroissement d'amour.
de paix édifiée
Cette quatrième excellence est la conséquence de la troisième, dont l'épouse vient de parler, c'est-à-dire de l'amour parfait, dont le propre, nous dit saint Jean est de bannir la crainte (1 Jn 4,18).
d'un millier d'écus d'or couronnée.
Il s'agit encore des vertus et dons que l'âme possède, mais en tant qu'elles la protègent. Par mille, il faut entendre qu'elles sont innombrables.
Cette strophe sur la couche nuptiale qui se situait dans le Cantique A à la quinzième place se voit ici déplacée à la vingt-quatrième, après le mariage spirituel, où indéniablement elle est mieux en place. Elle y apporte une note de jouissance et de repos qui fait éclater un peu plus encore la félicité de cet état.
STROPHE 25
REMARQUE
L'âme, élargit ici son chant de louanges et rend grâce non seulement pour les faveurs qu'elle reçoit mais pour celles dont son Époux gratifie les autres âmes.
Sur tes traces lancées,
les jeunes filles suivent le chemin,
touchées par l'étincelle,
par le vin capiteux
les exhalaisons d'un baume divin.
EXPLICATION
Dans cette strophe, l'épouse loue le Bien-aimé de trois faveurs que reçoivent de lui les âmes fidèles : une suavité qui leur fait hâter le pas vers leur époux, une amoureuse visite qui les enflamme soudain, et une abondance d'amour qui les enivre et leur fait louer Dieu.
Sur tes traces lancées,
La suavité et la connaissance amoureuse que Dieu verse dans l'âme sont les traces, les vestiges, au moyen desquels il se fait connaître et rechercher.
les jeunes filles suivent le chemin,
Cette suavité, ou ce vestige de Dieu en l'âme, la rend singulièrerement légère et la fait courir après lui presque sans effort.
La source de l'image est ici le Cantique des Cantiques : "Tes amours sont délicieuses plus que le vin, l'arôme de tes parfums est exquis... c'est pourquoi les jeunes filles t'aiment. Entraîne-moi sur tes pas, courons !" ( 1,2-4)
touchées par l'étincelle,
par le vin capiteux
les exhalaisons d'un baume divin.
Les âmes attirées par les traces s'avancent sur le chemin par diverses oeuvres. Ici l'épouse indique une opération intérieure de leur volonté, sous l'impulsion de deux autres faveurs qu'elle nomme la touche de l'étincelle et le vin capiteux. Cette opération elle l'appelle des exhalaisons embaumées.
La touche de l'étincelle est une touche exquise dont le Bien-aimé favorise de temps à autre une âme, et parfois lorsqu'elle y pense le moins. Tout à coup le coeur s'embrase d'un feu d'amour.
Le vin capiteux signifie une faveur beaucoup plus élevée que Dieu accorde parfois aux âmes avancées. Il s'agit d'un amour semblable au vin qui a infusé dans des essences précieuses. Il est si fort et si capiteux qu'il plonge l'âme dans la plus douce ivresse. Celle-ci dure plus longtemps que la touche de l'étincelle et a quelque chose de plus stable... Les exhalaisons qui naissent de cette ivresse durent autant de temps que l'ivresse elle-même.
Jean de la Croix profite ici de la métaphore du vin pour marquer la différence qui existe entre les nouveaux amants et les anciens.
On peut comparer au vin nouveau ceux qui commencent à aimer Dieu et à le servir. Chez eux, la ferveur du vin d'amour est tout extérieure et sensible. Ils n'ont pas encore déposé la lie de faiblesses et des imperfections du sens... Ces nouveaux amants ont toujours des anxiétés d'amour, aussi est-il très à propos de modérer leurs ardeurs pour le breuvage d'amour, car s'ils cèdent notablement à la force du vin spirituel, ils ruineront leur tempérament sous l'effort de ces anxiétés et de ces peines. (On peut relire dans ces perspectives les premières strophes)
Les vieux amants, exercés de longue main et ayant fait leurs preuves au service de l'Époux, sont comme le vin vieux qui a déposé sa lie. Ils n'ont plus cette ferveur sensible, cette fermentation spirituelle, ces bouillonnements extérieurs. Ils goûtent la suavité du vin d'amour parfaitement cuit jusqu'à la substance, ne résidant plus dans le sentiment, comme chez les nouveaux amants, mais fixée au plus intime de l'âme, en substance et en saveur toute spirituelle, effective.
Le sens des trois derniers vers est donc : sous la touche de l'étincelle par laquelle tu réveilles mon âme, sous l'influence du vin capiteux dont tu l'enivres amoureusement, elle produit, comme des exhalaisons embaumées, les élans et les actes d'amour que tu fais naître en elle.
STROPHE 26
REMARQUE
Comment représenter l'état de cette âme bienheureuse, reposant sur sa couche... Elle est toute revêtue de Dieu, toute plongée en Dieu, et non pas à l'extérieur seulement : c'est ce qu'il y a en elle de plus intime qui est baigné de divin, abreuvé des eaux spirituelles de la vie... Ces eaux, qui sont ce qu'il y a de plus intime dans l'amour de Dieu, s'épanchent au plus intime de l'âme et l'abreuvent de ce torrent d'amour qui est l'Esprit saint lui-même.
Dans la cave intérieure
de mon ami j'ai bu, quand je sortis
sur toute cette plaine,
je ne savais plus rien
et perdis le troupeau jadis suivi.
EXPLICATION
L'âme célèbre dans cette strophe la grâce souveraine que Dieu lui a faite en l'introduisant au plus intime de son amour par l'union et la transformation amoureuse en lui.
Dans la cave intérieure
Ce cellier est le dernier et suprême degré d'amour auquel on puisse atteindre en cette vie. C'est pourquoi il est nommé la cave intérieure, c'est-à-dire la plus intérieure... on peut dire que ces degrés ou ces caves d'amour sont au nombre de sept. Il faut savoir que bien des âmes atteignent les premières caves et y entrent, mais il en est peu qui atteignent en cette vie la dernière et la plus profonde, où se consomme cette union parfaite que nous appelons mariage spirituel... Dieu et l'âme, en cet état, ne font qu'un, comme le cristal et le rayon de soleil, comme le charbon et le feu qui l'embrase, comme la lumière des étoiles et celle de l'astre du jour...
de mon ami j'ai bu,
Alors que dans le début du commentaire de cette strophe Jean de la Croix parlait des eaux spirituelles de la vie, il reprend ici la métaphore du vin présente dans la strophe précédente.
De même que la boisson pénètre et se répand dans tous les membres, dans toutes les veines du corps, ainsi cette communication de Dieu se répand dans toute la substance de l'âme, ou pour mieux dire, l'âme se transforme en Dieu et, par cette transformation, est abreuvée de son Dieu dans sa substance et dans ses puissances. Son intelligence boit la sagesse et la science, sa volonté boit l'amour dans toute sa suavité, sa mémoire boit la jouissance et les délices en sensation de béatitude.
quand je sortis
C'est-à-dire, quand cette faveur fut passée.
A savoir quand l'union substantielle demeurant, mes facultés revinrent à leur état ordinaire.
sur toute cette plaine,
c'est-à-dire dans l'étendue de l'univers,
je ne savais plus rien
La raison en est que le breuvage de la très haute sagesse de Dieu, dont elle s'est enivrée, a produit en elle l'oubli de toutes les choses de ce monde... Cette déification, cette élévation en Dieu, par laquelle l'âme demeure comme ravie, absorbée dans l'amour et comme toute changée en Dieu, ne lui permet pas de s'arrêter à quoi que ce soit dans le monde. Elle se trouve comme étrangère à toutes choses et plus encore à elle-même, comme anéantie, comme toute réduite et toute fondue en amour, autrement dit, comme toute passée en son Bien-aimé.
Revenue à un état d'innocence, l'âme ignore le mal et ne le voit nulle part... Elle se mêle peu des affaires d'autrui, cette âme qui ne se souvient même pas des siennes... L'esprit de Dieu est un esprit de recueillement qui la ramène au-dedans d'elle-même et la retire des affaires d'autrui... elle perd donc la connaissance de ce qui jusque là lui était familier.
Cette transformation en Dieu l'assimile de telle sorte à la simplicité et à la pureté de Dieu, qui ne reçoit l'impression d'aucune forme ou image, qu'elle se trouve, elle aussi, simple, pure, vide de toute forme ou image premièrement reçue, purifiée, illuminée par une très simple contemplation.
Tant que dure l'opération amoureuse, l'âme ne peut fixer son attention sur rien. Comme elle est alors tout embrasée et toute transformée en amour, elle est frappée d'impuissance pour tout ce qui n'est pas l'amour.
"L'amour est au monde pour l 'oubli du monde", disait Éluard.
et perdis le troupeau jadis suivi.
L'âme, avant d'atteindre l'état de perfection dont il s'agit ici, retient encore, pour spirituelle qu'elle soit, un petit troupeau d'appétits, de menus goûts et autres imperfections soit naturelles, soit spirituelles, à la suite desquelles elle marche et qu'elle fait paître, pour ainsi dire, en les suivant et en cherchant à les satisfaire... Ce troupeau d'imperfections est plus nombreux chez certaines personnes que chez d'autres, mais toutes marchent à la suite d'un troupeau quelconque, jusqu'à ce qu'ayant été introduites dans le cellier intérieur, elles se trouvent par là même délivrées de cet embarras. Désormais, n'étant plus qu'amour, elles voient leur troupeau d'imperfections se consumer avec plus de facilité que la rouille des métaux dans la fournaise. L'âme se sent libre de tous ces enfantillages.
On notera que les perspectives de cette strophe rejoignent celles de Thérèse d'Avila qui, elle aussi conçoit la démarche spirituelle comme le franchissement de plusieurs demeures, jusqu'à la septième, la plus intérieure : celle du mariage spirituel.
STROPHE 27
REMARQUE
Dans cette intime union, Dieu donne à l'âme des marques d'un amour tellement ineffable qu'il n'est pas de mère qui caresse son enfant avec une pareille tendresse. Il n'est pas d'amour fraternel, il n'est pas d'amitié, si vive soit-elle, qui puisse se comparer à un tel amour... Au milieu de ce flot de délices, elle se livre tout entière à son Dieu.
Là, il m'offrit son coeur,
là, il m'enseigna science savoureuse,
et moi je me donnai
à lui, sans rien garder,
Là, je lui promis d'être son épouse.
EXPLICATION
L'épouse raconte dans cette strophe la remise réciproque que se sont faite l'une à l'autre les deux parties, l'âme et Dieu, dans ce mariage spirituel.
Là, il m'offrit son coeur,
Offrir son coeur a quelqu'un c'est lui faire don de son amour et de son amitié, c'est lui découvrir ses secrets comme à son ami.
là, il m'enseigna science savoureuse,
Cette science savoureuse est la théologie mystique, la science secrète de Dieu que les spirituels nomment contemplative, science très savoureuse, parce que c'est l'amour qui l'enseigne.
et moi je me donnai
à lui, sans rien garder,
Sous l'influence de ce suave breuvage où l'âme boit Dieu même, elle se trouve tout imprégnée de lui. Alors très volontairement, très suavement, elle se livre toute entière à lui, résolue à lui appartenir totalement et à ne garder jamais en elle quoi que ce soit qui lui soit étranger.
Là je lui promis d'être son épouse.
Comme l'épouse n'a plus d'amour, de sollicitude, de mouvement que pour son époux, l'âme, en cet état, a toutes les affections de sa volonté, toutes les pensées de son intelligence, toutes les préoccupations de sa mémoire, en même temps que tous ses actes et ses appétits, dirigés vers Dieu. Elle est alors comme déifiée, rendue divine.
L'âme arrivée au mariage spirituel ne sait plus qu'une chose : aimer et jouir avec l'Époux des délices de l'amour... Elle est, si l'on peut dire, tout amour... L'amour auquel elle est unie l'incline en toutes choses à aimer son Dieu... Que les choses soient douces ou amères, elle voit en elles une occasion favorable de l'aimer.
STROPHE 28
REMARQUE
Dieu n'a pour agréable que l'amour... C'est donc parce que l'âme est arrivée à l'amour parfait qu'elle est dite l'épouse du Fils de Dieu, c'est-à-dire son égale. Dans cette égalité, oeuvre de l'amour, tout est commun entre les amants.
Mon âme s'est vouée,
ainsi que tout mon bien à son service.
Je n'ai plus de troupeau
ni aucun autre office,
en l'amour seul est tout mon exercice.
EXPLICATION
Dans la strophe précédente l'âme, l'épouse, a déclaré qu'elle s'est donnée à l'Époux tout entière, sans rien se réserver. Elle dit maintenant comment et de quelle manière elle tient son engagement.
Mon âme s'est vouée,
L'âme, avec toutes ses facultés - intelligence, volonté, mémoire - est dédiée, consacrée à lui.
ainsi que tout mon bien à son service.
Par son bien elle signifie ici tout elle-même : corps et esprit. Elle se réfère toute à Dieu, s'emploie entièrement pour Dieu et cela sans effort particulier. Cela lui est devenu naturel. Cela revient à dire : je ne suis plus mes goûts et mes appétits, parce qu'ils sont livrés à Dieu et fixés en Dieu.
Je n'ai plus de troupeau
ni aucun autre office,
Avant cette donation d'elle-même et de son bien au Bien-aimé, l'âme remplit d'ordinaire bien des offices inutiles qui lui servent à satisfaire ses appétits ou ceux d'autrui... Ce sont toutes ces occupations dont l'âme se déclare libérée.
en l'amour seul est tout mon exercice.
Mes occupations d'autrefois se réduisent maintenant au seul exercice de l'amour... Tout ce que je fais, je le fais par amour ; tout ce que je souffre est pénétré de la saveur de l'amour... qu'il s'agisse d'affaires temporelles ou spirituelles.
Heureuse vie, heureux état, bienheureuse l'âme qui y parvient ! Tout est pour elle amour substantiel, tout est délices et suavité dans ce mariage.
Bref, dans l'état du mariage spirituel, l'âme jouit habituellement d'une amoureuse union avec Dieu, dans laquelle sa volonté est continuellement et amoureusement attentive à lui.
Bonheur, jouissance, délices, tel est le fruit et l'environnement naturel de l'amour, du don sans réserve de soi dans l'abandon de toutes les autres motivations. L'amour libère de tout ce qui n'est pas lui. Agir et pâtir dans les affaires temporelles ou spirituelles, deviennent alors des modalités de son libre exercice, porteur d'une joie profonde.
STROPHE 29
REMARQUE
L'âme véritablement perdue à toutes les choses de ce monde et entièrement acquise à l'amour, ne s'emploie plus à autre chose... à savoir l'attention continuelle à Dieu et l'exercice ininterrompu de l'amour.
Tant qu'une âme n'a pas atteinte cette union d'amour, il lui est bon d'exercer l'amour tout à la fois dans la vie active et dans la vie contemplative. Mais lorsqu'elle y est arrivé, il lui deviendrait nuisible de s'occuper d'oeuvres et d'exercices qui pourraient lui faire perdre son amoureuse attention à Dieu, ces oeuvres fussent-elles même très importantes pour son service.
Sans oraison d'ailleurs, précise Jean de la Croix, ces oeuvres sont pratiquement inutiles. Sans elle, tout se réduit à frapper des coups de marteau, pour ne produire à peu près rien, ou même absolument rien, et parfois plus de mal que de bien. Dieu nous garde de voir le sel commencer à s'affadir (Mt 5, 13). Admettons qu'il y ait extérieurement quelque bien produit. Au fond et quant à la substance, il n'y en aura point, car, c'est choses indubitable, le bien ne se fait que par la vertu de Dieu.
Que si au pré public,
on ne peut plus me voir ni me trouver,
dites que suis perdue
qu'allant énamourée,
me suis faite perdante et fus gagnée.
EXPLICATION
L'âme, dans cette strophe, répond à un reproche tacite des mondains qui condamnent d'ordinaire les personnes qui se donnent entièrement à Dieu taxant de sauvagerie leur vie retirée, d'exagération leur ligne de conduite. Ils les pensent inutiles aux affaires les plus importantes, à tout ce que le monde estime et apprécie.
Sa réponse est que s'ils la voient rompre avec ses relations d'autrefois, avec les divertissements du monde auxquels elle se livrait, qu'ils la regardent désormais comme perdue pour eux ; qu'ils sachent quelle se fait un bonheur de cette perte, choisie par elle pour aller à la recherche de celui dont elle est passionnément éprise... Elle affirme que par sa perte elle s'est retrouvée, et que c'est délibérément qu'elle s'est perdue.
Que si au pré public,
on ne peut plus me voir ni me trouver,
L'âme entend par le pré public, le monde où les mondains entretiennent leurs relations, prennent leurs passe-temps, et font paître le troupeau de leurs appétits.
dites que suis perdue
L'âme qui aime Dieu ne rougit pas devant le monde des oeuvres qu'elle accomplit pour Dieu... Mais à vrai dire, cette hardiesse, cette détermination dans les actes que l'on pose, peu de spirituels l'ont en partage.
qu'allant énamourée,
me suis faite perdante et fus gagnée.
Celui qui est véritablement épris renonce à tout ce qui n'est pas l'objet de son amour, il se perd pour mieux se retrouver en lui... A ses yeux c'est là le véritable gain... Il se perd, suivant cette parole de Notre Seigneur dans l'évangile : "Celui qui voudra sauver son âme la perdra, et celui qui la perdra à cause de moi la gagnera." (Mt 16, 25).
Lorsqu'une âme en est arrivé, dans le chemin spirituel, à perdre toutes le voies et toutes les façons habituelles de traiter avec Dieu ; lorsqu'elle ne le cherche plus par les considérations, les images et le sentiment, ni par quelque moyen induit à partir des sens et des choses créées, mais que, dépassant tout cela, laissant toute manière personnelle et tout moyen quel qu'il soit, elle traite avec Dieu et jouit de lui par la foi et l'amour, on peut dire alors qu'elle a vraiment trouvé Dieu, parce qu'elle a vraiment perdu tout ce qui n'est pas Dieu, qu'elle s'est vraiment perdue elle-même.
Jean de la Croix se situe là dans la perspective évangélique des paraboles qui parlent du Royaume comme d'une perle ou d'un trésor pour lequel on vend tout, abandonne tout, et encore de celle du grain qui s'il ne meurt ne porte pas de fruit. Il constate que cet abandon de tout autre bien, cette perte de soi, s'expriment par un changement radical dans les motivations et le mode de vie. Celui-ci s'oriente désormais et en priorité vers l'intériorité et l'attention amoureuse à Dieu.